Un service public, le contrôle des frontières? Surtout un marché juteux. Celui-ci fait les délices d’un secteur privé spécialisé florissant qui ne semble guère en mal de débouchés. Cherchez à qui profite le crime…
La fin du siècle précédent et le début du XXIe ont vu se développer de façon spectaculaire le marché international de la sécurité. En 2009, les spécialistes estimaient le chiffre d’affaire de la “sécurité globale” à plus de 450 milliards d’euros, ce qui représente une progression annuelle de 10% à 12% en moyenne au cours des sept années précédentes1. La place prise par la sécurisation des frontières, et plus généralement le contrôle des migrants, joue un rôle non négligeable dans cette évolution, qu’elle concerne la lutte contre la menace terroriste, la criminalité internationale ou, de plus en plus, contre l’immigration désignée comme clandestine.
Plusieurs facteurs contribuent à ce processus. D’une part, ce qu’on peut analyser comme une redéfinition des frontières, à la fois géographique (élargissements successifs de l’Union européenne), politique (“externalisation” des contrôles migratoires) et technologique (développement des frontières “virtuelles” comme l’informatisation des visas, les passeports biométriques ou les dispositifs de surveillance à distance). Autant de mutations qui ouvrent à l’industrie de la défense des perspectives nouvelles et multiplient à l’infini ses possibilités d’intervention dans le domaine civil. D’autre part, une tendance à la privatisation de tâches qui relèvent traditionnellement des fonctions régaliennes des États.
La sécurité, un “bien commun” de l’Europe
Dans l’Union européenne, cette pénétration des entreprises privées dans le domaine du contrôle des migrations a accompagné le processus de “communautarisation” des politiques d’immigration et d’asile, qui a commencé au début des années 2000. C’est aussi l’époque où, sur fond de traumatisme mondial lié aux attentats du 11 septembre 2001, convergent les déclarations de responsables politiques sur la nécessité de protéger les frontières de l’Union européenne et les intérêts des principales firmes du secteur. Dès 2003, un “groupe de personnalités” (GoP) est constitué, avec pour mission de formuler à l’UE des orientations pour un programme de recherche européen dans le domaine de la sécurité. Ce groupe rassemble non seulement les commissaires européens concernés et d’autres représentants des institutions européennes ainsi que des instituts de recherche, mais aussi huit sociétés spécialisées dans la sécurité et la défense, parmi lesquelles le consortium européen EADS, leader mondial dans le secteur, le français Thalès, l’italien Finmeccanica, l’espagnol Indra, l’allemand Siemens ou encore le suédois Eriksson. Un mélange des genres parfaitement assumé puisque, pour Franco Frattini, alors commissaire européen chargé de la justice et des affaires intérieures, “la sécurité n’est plus un monopole des administrations, mais un bien commun, dont la responsabilité et la mise en place doivent être partagées entre le public et le privé”2.
Dans le rapport du groupe remis en 20043, l’UE est invitée à doter son budget dédié à la recherche en matière de sécurité de moyens comparables à celui des États-Unis, qui y consacrent plus de quatre dollars par habitant et par an – ce qui représenterait, pour 450 millions d’Européens, environ 1,3 milliards d’euros annuels. La référence aux États-Unis n’est pas anodine. Car l’industrie américaine est très présente sur le marché de la sécurité frontalière, à l’image de Boeing: l’avionneur a décroché le contrat géant du réseau de surveillance électronique qui blinde toutes les frontières terrestres des États-Unis, y compris le “mur” qui sépare le pays du Mexique.
La sécurité n’est plus un monopole des administrations, mais un bien commun, dont la responsabilité et la mise en place doivent être partagées entre le public et le privé.
Si la sécurité est un “bien commun”, les développements de la politique de surveillance des frontières montrent qu’elle constitue en tout cas un gâteau à se partager pour un certain nombre de firmes européennes qui ont su se placer à tous les stades de la chaîne, de la définition des orientations générales à la réponse aux appels d’offres. Pour donner de la cohérence à l’ensemble, il restait encore à susciter une demande politique claire. Celle-ci ne tardera pas: en 2002, les États membres de l’UE décident de faire de la lutte contre l’immigration clandestine une priorité absolue, pour laquelle plusieurs plans d’action seront déclinés dans le cadre d’une “politique commune et intégrée de gestion des frontières extérieures”.
À côté de la création de l’agence Frontex, l’accent y est mis sur le développement et le financement de “l’introduction et la généralisation du recours à de nouvelles technologies en matière de surveillance, le renforcement de l’interopérabilité des systèmes existants, ainsi que l’amélioration de la capacité de contrôle ou de surveillance de points de passage des frontières identifiés d’un commun accord comme présentant des faiblesses structurelles”4. Un boulevard pour les entreprises spécialisées dans la technologie de la sécurité et de la défense. Une fois obtenus des pouvoirs publics les financements pour leurs départements “recherche”, elles n’auront plus qu’à aller récolter les contrats auprès des mêmes, devenus clients.
Du détroit de Gibraltar à la mer Noire
Pour les spécialistes de la sécurité, le contrôle des frontières maritimes du sud de l’Europe constituera l’un des principaux enjeux du début des années 2000. La première réalisation de grande envergure revient à l’Espagne, avec le Sive (Système intégré de surveillance extérieure, en espagnol) déployé à partir de 2002 le long des côtes méridionales de l’Espagne et utilisé par la Guardia Civil pour la surveillance de la frontière. Il s’agissait alors d’empêcher le passage des migrants en provenance d’Afrique par le détroit de Gibraltar, au départ du Maroc. Estimé à 260 millions d’euros, le dispositif compte en 2004 vingt-cinq stations de détection, douze radars mobiles et une vingtaine de patrouilleurs dont trois pour la haute mer. C’est l’entreprise Indra – un des membres du GoP – qui a décroché le marché. D’abord financé par l’Espagne seule, Sive sera ensuite largement soutenu par l’UE au nom “de la solidarité envers les États membres qui assument des responsabilités particulières en matière de contrôle aux frontières extérieures”. En 2007, 356 millions d’euros d’un Fonds européen pour les frontières extérieures sont alloués à l’Espagne, notamment pour l’extension du Sive. Début 2010, Indra se targuait de protéger efficacement 1400 km de la côte espagnole. Une bonne carte de visite pour obtenir, après l’élargissement de l’UE à l’est, d’autres contrats, comme celui des frontières maritimes de Lettonie et d’Estonie, ainsi que sur les rives de la mer Noire en Roumanie.
L’espagnole Indra n’est pas seule sur le front oriental. Dès 2004, le groupe EADS Defence s’est vu attribuer un contrat portant sur la fourniture à la Roumanie d’un système intégré de sécurisation des frontières qui sera mis en place en 2009. Au total, 670 millions de dollars pour couvrir les quelque 3000 km de frontières du pays. Le dispositif comprend notamment le réseau radio Tetra, système ultra-moderne de transmission d’images, vanté par son concepteur comme la “clef de voûte des systèmes de sécurité nationale”. La même technologie a d’ailleurs été proposée par EADS à la Bulgarie, voisine de la Roumanie et comme elle en attente d’intégration à l’espace Schengen. En 2010, plus de 3000 terminaux Tetra ont été livrés par EADS, en partenariat avec la filiale bulgare d’Eriksson – encore un membre, comme EADS et comme Indra, du GoP – à la police bulgare des frontières. Ces efforts n’auront pas permis l’accession des deux pays à Schengen en 2011 comme ils l’escomptaient, les rapports d’évaluation sur les contrôles de leurs frontières étant jugés “négatifs” par leurs partenaires de l’UE. Ironie du sort, lorsqu’on sait qu’EADS est un consortium à dominante franco-allemande: c’est de France et d’Allemagne que sont venues les oppositions les plus fermes à cette accession.
Toujours plus, toujours mieux, toujours plus cher
Le système Eurosur, lancé en 2011 pour “renforcer la gestion de la frontière maritime méridionale et orientale”, devrait encourager le processus: en s’appuyant sur les nouvelles technologies développées grâce aux projets de recherche financés par l’UE, comme l’imagerie satellite et les capteurs (satellites, véhicules aériens sans pilote) pour détecter et suivre des cibles aux frontières, Eurosur doit favoriser la mise à niveau et l’extension des systèmes nationaux de surveillance des frontières en vue de leur interconnexion5. Il est prévu, pour les États membres souhaitant adhérer à cet effort, un soutien financier pouvant aller jusqu’à 75%. De quoi dynamiser le secteur! D’autant que le parti-pris du recours à la technologie de pointe est en soi un facteur d’obsolescence rapide du matériel utilisé, donc de nécessité de son renouvellement.
Nous sommes face à une situation comparable à celle des débuts de l’aviation, avec un marché qui s’ouvre et qui va représenter, dans les dix années à venir, 20 milliards d’euros.
La présentation du projet Amass (Autonomous Maritime Surveillance System) par les chercheurs qui y travaillaient en 2010 reflète cette course à l’innovation. Ce dispositif de surveillance des frontières maritimes, qui était prévu pour être opérationnel en 2012, repose sur le principe de balises flottantes dotées de caméras infrarouges et d’hydrophones pour détecter les sons sous l’eau. Forcément mieux que les radars du Sive, Amass est conçu pour améliorer le contrôle des côtes européennes en fournissant très tôt l’alerte sur les embarcations suspectes. Budget total pour la seule phase d’élaboration du dispositif, subventionnée par l’UE: 5 millions d’euros.
Au hit-parade de la technologie frontalière, les drones représentent l’avenir. Ces véhicules aériens sans pilotes se multiplient dans le domaine militaire, mais pas uniquement. Parmi les utilisations civiles, les plus fréquentes concernent la sécurité, le contrôle des frontières pour la prévention et la répression de l’immigration illégale, de la piraterie et de la contrebande figurant en bonne place. Déjà utilisé aux États-Unis, le système suscite toutes les convoitises en Europe. “Nous sommes face à une situation comparable à celle des débuts de l’aviation, avec un marché qui s’ouvre et qui va représenter, dans les dix années à venir, 20 milliards d’euros”, estimait en 2009 l’auteur d’un rapport parlementaire français sur les drones6. Vu l’enjeu, les principaux fabricants européens de drones ont d’ailleurs préféré unir leurs forces plutôt que jouer la concurrence: lancé fin 2010, le projet Oparus (pour Open Architecture for UAV-based Surveillance System) rassemble Sagem, BAE Systems, Thalès, EADS, Dassault Aviation et quelques autres dans l’élaboration d’une stratégie d’exploitation des drones pour la surveillance des frontières terrestres et maritimes. Il n’est pas certain que les drones, plus que les autres dispositifs sophistiqués qui sont supposés cadenasser les frontières de l’Europe, ne réussissent à contenir les mouvements migratoires: l’histoire récente montre que les verrous posés ici ou là ont surtout pour conséquence de déplacer et multiplier les routes et les points de passage empruntés par les migrants. Mais ne serait-ce pas là un des buts? Au jeu du chat et de la souris, le chat n’a pas forcément intérêt à éliminer sa proie.
Cet article est pour l’essentiel extrait du premier chapitre de Xénophobie business. À quoi servent les contrôles migratoires?, La Découverte, Paris, 2012.