Pourquoi et comment contrôler les mouvements migratoires en mer? Quel est le rôle de la technologie dans la surveillance maritime? L’avis de Jean-Marie Lhuissier, amiral français à la retraite et responsable, pour le groupe privé Thalès, du marketing auprès de l’Union européenne et de l’Otan.
Pourquoi faut-il surveiller l’espace maritime?
Surveiller ce qui se passe dans l’espace maritime européen est fondamental pour les États européens. Il s’agit d’abord de protéger des intérêts économiques: favoriser la sécurité et la fluidité du transport maritime, absolument crucial pour les économies européennes, lutter contre la pêche illégale, les pollutions en mer, accidentelles ou malveillantes. Il s’agit aussi de protéger la vie humaine, en luttant contre les trafiquants d’êtres humains qui mettent en péril la vie de ceux qu’ils transportent dans des navires et des embarcations de fortune. Il s’agit enfin de lutter contre les trafics de drogue.
Quelles sont les principales difficultés rencontrées?
Nous faisons face à des contradictions d’intérêts entre pays du nord et du sud de la Méditerranée en matière migratoire, et également à un cloisonnement historique entre les différents secteurs concernés: affaires maritimes, douanes, défense, recherche et sauvetage, contrôle des pêches, pollution… C’est vrai pour chaque État considéré individuellement (et multipliez cela par 22 États côtiers dans l’UE…) mais aussi pour la Commission européenne. Ainsi, la sécurité des frontières extérieures est confiée à l’agence Frontex, installée à Varsovie, et dépendant de la Direction générale (DG) Affaires intérieures. Mais la sécurité de la navigation (pollution, trafic maritime) est confiée à l’agence de sécurité maritime EMSA, sise à Lisbonne, et dépendant de la DG Mobilité/Transports. Quant au secteur des pêches, il relève de l’agence de contrôle des pêches EFCA, installée à Vigo, en Espagne, et qui dépend elle de la DG Affaires maritimes et Pêches… Les administrations nationales et les agences européennes opèrent en général de manière séparée et chacune s’efforce désespérément de savoir ce qui se passe en mer dans son domaine de compétence. En l’absence de synergie et d’outils de coordination, l’efficacité globale est forcément limitée.
Alors la technologie, c’est la solution pour dénouer les blocages?
On peut distinguer deux aspects dans la technologie: les moyens de surveillance – les capteurs (radars, optique, optronique1), les plateformes (avions, drones, navires, satellites)… – et les systèmes de partage d’information, entre pays et agences et entre secteurs de chaque pays. Les moyens de surveillance sont en général nationaux, mais Frontex pourrait à moyen terme louer des services de surveillance aéroportée pour accroître les capacités de détection des embarcations de migrants en haute mer. Grâce aux technologies innovantes, des progrès sont aisément réalisables dans le domaine de la “communautarisation” du partage d’information entre les États et les agences dans la mesure où, aujourd’hui, les échanges sont embryonnaires et les systèmes peu interopérables.
De là le projet Cise (Common Information Sharing Environment). Comment est née cette initiative?
L’idée remonte à 2007, lorsque l’UE a adopté son Livre bleu “Pour une politique maritime intégrée”. “Intégrée” car concernant l’ensemble des secteurs du domaine maritime et donc tous les acteurs de l’UE. Cise consiste à développer des outils de partage d’information sécurisée entre toutes les administrations et les agences des États et de l’UE concernées par la sécurité et la sûreté maritimes pour enrichir la connaissance des activités, légitimes et illicites, qui se déroulent en mer et optimiser l’emploi des moyens d’intervention.
On a encore de gros progrès à faire pour des activités plus sûres, mieux sécurisées et plus respectueuses des personnes, des ressources et de l’environnement dans les eaux européennes… mais c’est parti!
La DG Affaires maritimes a lancé la feuille de route de Cise mais la route est semée d’embûches de nature à la fois politique, entre États qui revendiquent le leadership du domaine maritime européen, et industrielle, liées aux intérêts commerciaux concurrents.
À la concurrence entre États s’ajoute le mandat sectoriel des agences européennes: comment Cise va-t-il se combiner avec le projet Eurosur de surveillance des frontières, porté par la DG Affaires intérieures? Par ailleurs, l’agence EMSA a déjà développé des systèmes d’échange d’information et revendique elle aussi une certaine primauté… Donc, comme c’est fréquemment le cas, en théorie tous les acteurs ont intérêt à coopérer mais en pratique c’est difficile et l’ajustement des différentes pièces du puzzle prend du temps…
Comment se passe le dialogue entre un industriel comme Thalès et l’UE, concernant un projet donné?
Malaisément… La Commission a gardé un très mauvais souvenir du partenariat public/privé concernant le projet spatial Galileo dont le financement est finalement entièrement assuré par le budget communautaire. Elle se méfie des méga-projets dans lesquels l’industrie de défense est partie prenante. Elle privilégie l’approche “bottom up” et préfère des entreprises de taille moyenne, ce qui comporte des risques de blocage dès lors qu’il s’agit de développer des systèmes complexes pour lesquels ces entreprises sont parfois insuffisantes. En outre, la Commission étant dépourvue d’organes de spécification et d’acquisition, on constate un écart important entre la vision globale, les objectifs à atteindre et la mise en œuvre concrète d’un projet industriel.
Concrètement, comment les industriels défendent-ils leurs intérêts auprès de la Commission?
De façon informelle, essentiellement: chacun essaie de dialoguer, d’exprimer sa vision auprès de ses interlocuteurs… Il y a aussi des cadres plus spécifiques, comme le septième programme cadre pour la recherche et l’innovation (FP7, un projet de plusieurs milliards d’euros) pour lequel est désigné un Groupe de 22 conseillers en sécurité (Security Advisory Group) dans lequel les industriels sont bien représentés, en tant que tels ou sous forme de syndicats d’industriels comme l’European Organization for Security, EOS2. Leur objectif est de créer un grand marché européen de la sécurité. Cise (DG Affaires maritimes) a encore du mal à bénéficier du FP7 car ce programme cadre est davantage conçu en soutien de la Recherche et Développement en général qu’en accompagnement d’un projet industriel spécifique.
Tout cela n’est pas très transparent…
Si, si, le lobbying est très encadré à Bruxelles. Par exemple, les activités de lobbying de Thalès sont déclarées au registre de transparence (code de conduite) de l’UE (Commission, Parlement) dans le cadre de la politique éthique du groupe3.
Et les risques de voir la technologie de surveillance aboutir à une sorte de “Big Brother” pas très rassurant pour les droits fondamentaux, qu’en pensez-vous?
Honnêtement, cette question ne relève ni de la technologie, ni des industriels: c’est la responsabilité de l’utilisateur final, qu’il s’agisse de Frontex, d’une autre agence européenne ou des États. Ce sont les États et les Parlements, notamment le Parlement européen, qui adoptent le mode de fonctionnement réglementaire des différents systèmes ainsi que le mandat des agences et leur budget et qui fixent les mécanismes nécessaires au respect de ces droits. L’industrie réalise les projets conformément aux prescriptions pour ce qui concerne en particulier la protection des données personnelles. On peut ajouter que, dans le domaine maritime européen, on est très loin aujourd’hui de “Big Brother” et les contrevenants en tirent malheureusement un énorme avantage, au détriment de nos sociétés, des citoyens et du respect de la vie humaine en général. En somme, on a encore de gros progrès à faire pour des activités plus sûres, mieux sécurisées et plus respectueuses des personnes, des ressources et de l’environnement dans les eaux européennes… mais c’est parti!
Propos recueillis par Laure Borgomano