Depuis mars 2020, la crise sanitaire a profondément impacté le fonctionnement de bon nombre d’institutions et de services du pays, et l’activité socio-économique a été diminuée dans de nombreux secteurs. Si plusieurs mesures ont été prises en matière d’asile et de migration depuis l’année dernière, elles ont eu essentiellement pour objectif de permettre aux administrations de continuer à fonctionner pendant les périodes de confinement, et de permettre aux personnes d’accéder “en ligne” aux démarches administratives liées au séjour. Or aujourd’hui, les conséquences socio-économiques de la crise sanitaire se font sentir et pèsent sur l’ensemble de la population. Les personnes étrangères ont été particulièrement touchées dans l’exercice de leurs droits par les périodes de confinement imposées à la population. Dans cette analyse, le CIRÉ revient sur quelques-uns des effets “à rebours” de la crise socio-économique qui découle de la crise sanitaire, sur les droits des personnes étrangères résidant en Belgique. Elle aborde également certaines des recommandations que nous avons formulées au secrétaire d’État Sammy Mahdi à cet égard.
Des effets directs sur les procédures et les droits des personnes étrangères
En temps normal, les processus administratifs qui sous-tendent le séjour et l’asile en Belgique sont extrêmement complexes et semés d’embuches. Ils font déjà l’objet de nombreux retards, de problèmes de communication (entre administrations, mais aussi avec les praticien·ne·s et le public) qui entraînent des retards dans l’accès aux droits -voire le non accès aux droits- des personnes étrangères. Suite aux mesures sanitaires, cette situation s’est encore aggravée.
Certaines des mesures prises pendant la crise ont eu un effet direct et visible sur les droits des personnes.
C’est le cas pour les demandeur·euse·s de protection internationale. Suite à la fermeture du centre d’arrivée du petit-Château le 17 mars 2020, ils/elles se sont vu·e·s privé·e·s du droit de s’y présenter pour enregistrer leur demande d’asile auprès de l’Office des étrangers. Ils/elles se sont vu·e·s ensuite imposer un système d’enregistrement en ligne de leur demande de protection, qui a retardé pour beaucoup l’enregistrement de leur demande. Ces mêmes personnes ont aussi été privées pendant plusieurs jours, voire plusieurs semaines de l’aide matérielle et donc d’hébergement et d’accompagnement dans un centre d’accueil, à laquelle elles ont légalement droit. Il a fallu attendre que l’État soit contraint à reprendre l’enregistrement “sur place” des demandes de protection internationale par le Tribunal de première instance de Bruxelles en octobre 20201.
Les personnes sans papiers ont aussi été directement touchées par les mesures de confinement. Hors pandémie, ces personnes survivent en Belgique, privées de titre de séjour, souvent depuis de nombreuses années. La crise sanitaire a accentué leur précarité et les a plongées dans une pauvreté extrême. Ces personnes sont en effet souvent “employées” dans l’économie informelle non déclarée, beaucoup d’entre elles ont perdu leurs sources de revenus, la plupart du temps sans avoir accès au filet de sécurité que constitue l’aide sociale. Par ailleurs, l’aide médicale urgente à laquelle elles ont droit ne leur permet pas de garantir un accès suffisant à la santé pour suivre les mesures décidées par les autorités pour faire face à l’épidémie. De très nombreuses personnes sans papiers, isolées ou en famille, n’ont pas d’autre choix que de vivre dans des lieux collectifs. Elles y partagent des espaces très réduits, où il est particulièrement difficile de respecter les mesures de distanciation physique, ou de “bulle sociale restreinte”.
Difficile également de consacrer une part d’un budget déjà insuffisant à l’achat de gel hydroalcoolique ou de masques à usage unique… Les personnes sans papiers ont aussi été privées des lieux d’accueil habituels, de l’accès aux colis alimentaires, des permanences sociales et juridiques travaillant principalement par téléphone…
Les femmes migrantes victimes de violences conjugales ou intrafamiliales se sont retrouvées dans l’impossibilité de quitter le domicile conjugal lorsqu’elles avaient réussi à trouver la force de partir… Et celles dont le séjour dépendait de la vie commune avec un conjoint, dans le cadre du regroupement familial, ont eu encore plus de difficultés à en parler, à aller voir un médecin, à trouver de l’aide et à réunir les preuves des violences nécessaires au maintien de leur séjour en Belgique.
Les personnes engagées dans des démarches de regroupement familial n’ont pas pu se réunir avec leur famille, parce que les liaisons aériennes ont été suspendues pendant plusieurs semaines, que l’activité des postes diplomatiques à l’étranger a été suspendue, ou parce que la perte de leurs revenus les empêchait de remplir les conditions du regroupement familial.
On peut citer aussi les étudiant·e·s étranger·e·s qui n’ont pas pu renouveler leur carte de séjour en raison d’une perte de revenus personnels ou de leur garant·e, ou qui se sont vu·e·s retirer leur carte de séjour parce qu’ils/elles avaient demandé une aide au CPAS, constituant ainsi une “charge déraisonnable” pour l’État.
Enfin, les personnes engagées dans des démarches d’acquisition de la nationalité belge ont dû pour la plupart les laisser en suspens pendant de longs mois. Elles n’ont en effet plus pu passer un test de langue dans les administrations compétentes (ou pas avant six mois), ni intégrer un module de citoyenneté, ou une formation professionnelle pour prouver leur intégration sociale en Belgique.
[1] Accueil des demandeurs d’asile: la justice condamne l’État belge! – CIRÉ asbl (cire.be)
Des effets “à rebours” sur les droits des personnes étrangères
En sus des effets directs des mesures sur les procédures d’asile et de séjour, d’autres effets plus « indirects » sur les droits des personnes étrangères se font aujourd’hui sentir. En raison de la situation que nous vivons depuis près de deux ans, une partie des personnes étrangères résidant en Belgique ont perdu leur emploi, ou n’ont pu le maintenir qu’à temps partiel. D’autres ont été mises en chômage économique, ou ont été contraintes de recourir à l’aide sociale. D’autres enfin, ont été freinées dans leurs démarches, parce que la fermeture ou le passage au numérique de nombre d’opérateurs de formation, de cours de langue, de citoyenneté, ou d’établissements d’enseignement supérieur les a empêchées de poursuivre leur processus d’intégration.
Or, dans la plupart des situations de séjour, le maintien du droit de séjour ou son renouvellement est lié au fait que la personne étrangère remplisse une série de conditions socio-économiques et d’intégration.
Des mesures concrètes à prendre par les autorités
En juin 2021, nous avons fait part de nos préoccupations au secrétaire d’État à l’Asile à la Migration et soumis quelques recommandations pour qu’une certaine souplesse soit appliquée par l’Office des étrangers dans le traitement des demandes de séjour.
En matière d’accès au territoire et d’octroi du séjour en Belgique tout d’abord, il nous semble fondamental que l’Office des étrangers
- interprète de manière souple la condition de “revenus stables, réguliers et suffisants” exigée par la loi dans le cadre du regroupement familial, notamment dans les situations où les regroupant·e·s se seraient retrouvé·e·s en chômage économique en raison de la pandémie, ou n’auraient pas pu suffisamment de fiches de paie au cours de l’année écoulée; de même pour la notion de “chances réelles de trouver du travail” dans le cadre des demandes d’enregistrement des ressortissant·e·s européen·ne·s demandeur·euse·s d’emploi; et pour la notion de “recherche active d’emploi” dans les situations de regroupement familial où le·a regroupant·e est au chômage
- permette aux personnes de demander exceptionnellement le regroupement familial avec un·e ressortissant·e de pays tiers depuis le territoire belge
- délivre de façon systématique une autorisation de retour aux personnes qui étaient en séjour légal en Belgique au début de la crise sanitaire et dont le titre de séjour a expiré lorsqu’elles étaient retenues à l’étranger en raison des restrictions de voyage
En matière de renouvellement du séjour, il serait nécessaire, entre autres, que l’Office des étrangers
- ne retire pas, ou ne refuse pas le renouvellement du séjour sur base du recours à l’aide sociale entre mars 2020 et mars 2021 et interprète de manière souple la notion de “charge déraisonnable pour le système d’aide sociale belge”, lorsqu’une décision de retrait de séjour est envisagée sur cette base en ce qui concerne le séjour étudiant, le séjour des ressortissant·e·s UE, le séjour des membres de famille arrivés par regroupement familial, le séjour des personnes autorisées au séjour sur base de l’article 9 bis
- interprète souplement la condition de prouver ses “efforts d’intégration” dans le cadre du renouvellement du séjour, en tenant compte d’autres éléments que le travail et du fait qu’une partie des activités socio-culturelles ont été à l’arrêt, ou ont fonctionné tellement au ralenti que des personnes n’y ont pas eu accès, ou se retrouvent sur des listes d’attente interminables (pour intégrer un cours de langue, une formation, un parcours d’intégration…)
- accorde le renouvellement de séjour aux travailleur·euse·s étranger·e·s sous permis unique, même si l’ensemble des conditions de renouvellement n’ont pas été remplies pour des raisons indépendantes de leur volonté
- considère l’année académique 2020-2021 comme une année “joker” pour les personnes en séjour étudiant et n’en tienne pas compte lors de l’examen de la condition de réussite académique pour le renouvellement du séjour étudiant (à l’image du décret du 16 juillet 2020 de la Fédération Wallonie-Bruxelles sur la finançabilité des étudiant·e·s de l’enseignement supérieur)
- accorde un délai supplémentaire aux étudiant·e·s étranger·e·s devant trouver un·e nouveau·elle garant·e en raison d’une perte de revenu du/de la précédent·e
Conclusion
Il nous paraît indispensable que des mesures concrètes soient prises pour empêcher que les personnes étrangères n’aient à payer un plus lourd tribut à la crise sanitaire que le reste de la population, et que le nombre de personnes vivant sans titre de séjour et sans droits en Belgique ne fasse qu’augmenter, parce que celles-ci n’auront plus pu réunir les conditions économiques et d’intégration mises à leur séjour.