La Belgique, c’est comme mon papa et ma maman

Les Covaci habitent un tout petit rez-de-chaussée dans un quartier populaire. Flora me reçoit et raconte son histoire. Pour la première fois.

Flora et sa famille ont vécu dans plusieurs quartiers depuis qu’ils sont arrivés dans la ville, il y a une dizaine d’années, mais là, ils se sentent bien. Il y a beaucoup de Roumains, Gitans (c’est le terme que la famille emploie) comme eux, installés depuis longtemps, comme eux. Il y a leur “église” protestante, installée aussi dans un rez-de-chaussée, où la communauté se retrouve deux à trois fois par semaine. Ce jour-là, le père n’est pas là. Voilà plusieurs semaines qu’il a repris son accordéon et qu’il joue place Saint-Lambert, parce que l’argent manque.

Ce sont les femmes de la famille qui m’accueillent. Flora, la mère, la soixantaine. Elle se débrouille en français, mais pas assez pour vraiment converser. Valentina, la fille, 25 ans, est venue pour traduire. Il y a aussi l’autre Valentina, la petite-fille de 14 ans, qui vit depuis toujours avec ses grands-parents. Elle ne dit pas grand-chose, elle écoute, les yeux ronds. C’est la première fois que Flora raconte toute l’histoire, comment ils sont partis de Roumanie, il y a de ça plus de 20 ans.

Tout le monde avait des problèmes

Nous venons de Curtici, un gros village près d’Arad. Mon mari travaillait dans une usine où on fabriquait des pièces détachées, pour des voitures, des tracteurs, qui étaient exportées vers la France. Ceaucescu avait fait un gros contrat avec la France. Il y avait tout le temps des camions énormes qui arrivaient de France et chargeaient les pièces.
À l’époque, il n’y avait pas de problèmes particuliers pour les Gitans. On travaillait, les enfants allaient à l’école, on était mélangés avec les Roumains… C’est tout le monde qui avait des problèmes! La police surveillait tout le temps, ils contrôlaient toute la population. Une chose qui était très dure, c’est qu’on ne pouvait pas pratiquer notre religion, et nous, on est très religieux!

Et puis, on a eu des ennuis plus graves. Toute la famille habitait dans une maison dont ma mère était propriétaire. L’administration a décidé de la démolir pour construire autre chose. Ça voulait dire qu’ils nous jetaient à la rue sans rien nous donner en échange! On a protesté, ils ne pouvaient pas faire ça, c’était notre maison. À partir de là, les policiers nous surveillaient beaucoup plus, ils allaient à l’usine de mon mari, posaient des questions sur lui aux ouvriers. On a eu peur. Mon mari discutait parfois avec un transporteur français qui venait souvent à l’usine. Il lui a demandé s’il pourrait nous emmener en France dans son camion. Il a accepté et nous a tous cachés dans son camion, mon mari, moi, et nos cinq enfants. La dernière, Valentina, n’avait pas un an. Et il a fait ça gratuitement!

La France disait que ça allait bien en Roumanie et qu’on devait partir. Mais nous, on ne voulait pas retourner, alors on est partis en Belgique, comme beaucoup d’autres Gitans roumains

On a voyagé trois jours, puis on est arrivés à Paris. C’était en 1988. Un neveu de mon mari était déjà à Saint-Denis, on est allés chez lui. On a demandé l’asile et ils nous ont donné un permis de quatre ans. À l’époque, presque tous les Roumains étaient acceptés en France, ils savaient qu’il y avait des problèmes avec Ceaucescu. Avec l’aide sociale, ce n’était pas assez pour louer un appartement, c’est très cher en France! Alors on a logé dans un campement de caravanes à Saint-Denis, où il y avait beaucoup de Gitans roumains. Ce n’était pas facile, on n’était pas habitués à vivre comme ça, mais la police nous laissait tranquilles.

Puis il y a eu la révolution en Roumanie et notre permis n’a pas été renouvelé. La France disait que ça allait bien en Roumanie et qu’on devait partir. Mais nous, on ne voulait pas retourner, alors on est partis en Belgique, comme beaucoup d’autres Gitans roumains. Nos deux aînés s’étaient mariés et habitaient là, on les a rejoints.

La solidarité nous a sauvé la vie

On est d’abord allés à Bruxelles et on a demandé l’asile. On a logé au Petit Château pendant un mois, puis on a eu une carte qu’on devait renouveler tous les trois mois et on a loué un appartement à Molenbeek. On n’a jamais eu vraiment de contact avec les Belges, mais jamais de problèmes non plus. Les gens ont toujours été gentils, on n’a jamais été rejetés. Quand on n’avait plus d’argent, le magasin en-dessous de chez nous nous faisait crédit, le propriétaire aussi quand on ne pouvait pas payer le loyer. Mes deux fils vivaient à Liège et ils nous ont conseillé de venir, parce que c’est moins cher qu’à Bruxelles. Notre demande d’asile a été refusée, on n’avait plus rien. Je faisais la manche avec mon mari, on vendait des journaux, on essayait de survivre.

À Liège, c’est la solidarité qui nous a sauvé la vie. Je faisais la manche sur un pont, et une dame s’est arrêtée. J’étais désespérée, on n’avait plus à manger, on avait Valentina, la petite d’un de mes fils, qui était bébé et je n’avais pas de quoi lui acheter du lait. Cette dame s’est démenée, elle a fait appel à d’autres gens, ils ont récolté de l’argent, on a pu louer un appartement, remettre Valentina “la grande” à l’école, ils se sont occupés de nos papiers, de m’envoyer à l’hôpital parce que j’avais de gros problèmes à une jambe. Tout, ils ont tout fait… Je n’ai pas de paroles pour remercier ces gens!”. Un temps d’arrêt, un peu de café, Flora pleure.

Tout va beaucoup mieux aujourd’hui, mais il reste une ombre : l’impossibilité de trouver du travail et, donc, le manque de ressources qui continue d’être chronique. Du moins pour la partie de la famille établie en Belgique. Les trois aînés, eux, sont dans le nord de la France, ils sont régularisés et ont ouvert des garages. Ils soutiennent la partie “belge” de la famille quand la situation devient trop difficile. Le père n’a jamais pu retrouver de travail, difficile de se faire embaucher dans une usine ici, et puis il n’a jamais pu assez bien parler français. Les parents reçoivent l’aide du CPAS, mais ont du mal à s’en sortir dans les méandres administratifs. “Là, on ne touche plus rien depuis trois mois et on ne sait pas pourquoi. On ne peut plus payer le loyer et pour l’électricité, on a une carte. Quand elle est vide, on est dans le noir, puisqu’on n’a pas d’argent pour la recharger… Mon mari est reparti jouer de l’accordéon dans les rues. C’est obligé sinon, on n’a pas à manger”.

C’est en Roumanie qu’il y a du racisme

Valentina “la grande”, la seule de la famille qui a demandé et obtenu la nationalité belge, est demandeuse d’emploi depuis longtemps. “Je cherche du travail depuis huit ans, mais je n’ai jamais rien trouvé. Sans doute parce que je ne sais pas bien lire et écrire. Oui j’ai été à l’école, mais je ne suivais pas bien. Je n’aimais pas ça et je n’ai jamais dépassé le niveau primaire. Alors, c’est la débrouille pour nouer les deux bouts! Mes frères sont allés aussi à l’école, déjà en Roumanie, mais ils ont arrêté tôt. C’est surtout dû au fait que chez les Gitans, on se marie très jeune. Il n’y a pas longtemps, les filles se mariaient à partir de 12 ans. Maintenant, c’est plutôt vers 16 ans, mais si une fille n’est pas mariée à 20 ans, les gens disent qu’elle a un problème. Et pour l’école, ce n’est pas facile parce qu’on parle gitan à la maison, donc il n’y a personne pour nous aider.

Mon père est allé à l’école quand il était petit mais pas ma mère, à l’époque, on n’envoyait pas les filles. De toute façon, les femmes restent à la maison pour s’occuper des enfants, c’est comme ça chez nous”

Le racisme, vraiment, elles ne connaissent pas. Valentina “la petite” fréquente une école du quartier. Elle n’aime pas trop ça, l’école, mais elle a des copines et personne ne lui a jamais posé de problème parce qu’elle est Gitane. Valentina “la grande” a un parcours similaire. “Moi non plus je n’ai jamais subi le racisme. À l’école, ça s’est toujours bien passé, enfin, quand j’y allais… Parfois, j’entends des petites vieilles dire qu’elles ont peur des Gitans, et elles ne savent même pas pourquoi! Mais ça ne va pas plus loin. Je ne pourrais pas habiter ailleurs qu’en Belgique, c’est chez moi, j’avais six ans quand je suis arrivée…”

Flora va plus loin. “La Belgique, c’est chez moi, c’est comme mon papa et ma maman! Je ne voudrais plus vivre en Roumanie. On y retourne parfois, quand on a l’argent. Mais c’est devenu très dur, plus que quand on est partis. Les gens vivent très mal depuis que la Roumanie est dans l’Europe. Tout est devenu très cher et il y a beaucoup de pauvres. Avant, tout le monde travaillait, les gens pouvaient cultiver leur jardin pour avoir à manger, maintenant c’est fini. Je le vois quand j’y vais, et aussi à la télévision roumaine, je la regarde tout le temps. Et maintenant, il y a beaucoup de racisme contre les Gitans, j’ai même entendu qu’on voulait faire une ville seulement pour les Gitans, nous séparer des Roumains. Avant, ça n’existait pas, on vivait tous ensemble.” n

Propos recueillis par Laurence Vanpaeschen

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