À ses cours et conférences, l’estrade se transforme en scène et le discours universitaire se truffe d’anecdotes: l’académique danse, chante, imite, joue… et provoque. Issu d’un milieu populaire de commerçants de tissu à Charleroi, Michel Demeuldre a découvert l’humour comme bouclier.
“Ma façon de me valoriser a été de faire rire mes camarades. Je faisais le clown, j’imitais les Jésuites, je déclenchais des fous rires à la messe… Même si j’étais repéré comme un sot, j’avais une reconnaissance et une visibilité.” À côté de l’école, il se construit un univers multiculturel en côtoyant les immigrés venus travailler dans les charbonnages; il apprend leur langue et leur culture, et plante la graine de “la rencontre de l’Autre“. Deux “sésames” lui ont permis d’ouvrir des portes: maîtriser des langues et connaître la musique. Professeur émérite de l’ULB en sociologie, il devient la référence en étude des musiques du monde.
Récemment, les gros titres de la presse belge l’ont accusé de tenir des propos racistes et sexistes lors d’une conférence dans une école de communication bruxelloise (IHECS). Le professeur Demeuldre, en levant un tabou sexuel sur un ton badin, en évoquant de façon trop légère des traditions africaines et en imitant l’accent congolais, a franchi une limite. En 48 heures, la presse se déchaîne, les associations antiracistes s’insurgent, les réseaux sociaux s’instituent en juges des contenus.
Quelle limite a-t-il dépassée? Pourquoi, quand on imite un Canadien, on rit, mais lorsqu’on imite un Africain, on est taxé de raciste? Kalvin Soiresse Njall, du collectif Mémoire Coloniale et Lutte contre la Discrimination explique le caractère blessant des propos: “À la question de savoir ce qui le motive à parler des musiques populaires auprès des jeunes, le professeur totalement hors sujet se perd dans une espèce de récit personnel teinté d’un sexisme et d’un racisme conscients ou inconscients patents.” Face aux tumultes des réactions, le professeur Demeuldre se dit “traversé par une suite de sentiments contradictoires et d’intensités variables: pourquoi cette colère s’abat-elle avec une telle rage sur moi? Je suis accusé de l’inverse de ce que j’ai toujours défendu“.
En 1969, Michel Demeuldre a refusé de faire son service militaire pour prévilégier une expérience de coopérant au Congo: “Je revenais passer mes examens en seconde session puis repartais dans le Kasaï par mes propres moyens. Je connaissais un gars d’Air Zaïre, qui me faisait voyager presque gracieusement. Et je trouvais ces arrangements très sympathiques ; une fois qu’on était engagé dans une opération illégale, on ne pouvait pas se trahir.” Au Congo, il apprend trois langues différentes et se passionne pour les musiques et les danses de l’ancienne colonie belge: “J’ai eu le même sentiment au Kasaï qu’avec les Grecs de Charleroi. Quand j’ai pu danser comme eux, j’étais un des leurs.” Allant même jusqu’à être ostracisé par les Blancs là-bas tant il s’était “négrifié”, le jeune étudiant allait d’un Congolais à un autre, pas d’un Belge à un autre.
Outre les langues et la musique, ce sont les femmes qui ont nourri le professeur: “Les Jésuites et mes parents ne m’avaient pas légué une image positive de la femme. Les femmes que j’ai rencontrées dans le monde ont rectifié ma vision des choses. Expérimenter la bienveillance en créant des liens forts, entretenir des amours platoniques basées sur des échanges linguistiques, c’était fabuleux !” Comment ce collectionneur de rencontres se retrouve-t-il alors sur le banc des accusés? “Je suis bien conscient de l’objet de réprobation que je peux susciter par ma façon d’être. J’aborde trop de sujets à la fois. Mon discours est fait de digressions. Je reconnais qu’on ne voit pas toujours le lien. J’utilise de petites grenades provocatrices pour attiser la curiosité des étudiants. Mes propos ont probablement été indécents. Mais à partir de quand l’indécence est-elle nécessairement raciste ou sexiste?” Une question qui n’a pas fini de traverser nos sociétés de plus en plus multiculturelles, où de plus en plus d’identités cohabitent, et se heurtent.
“Un appétit fabuleux du monde”
“À 14 ans, j’ai appris l’allemand pour choquer mes parents. Puis j’ai appris le russe avec un commerçant lithuanien borgne. J’adorais le wallon. Adolescent, je voulais être espagnol. Ces immigrés étaient tellement bienveillants et accueillants ! Je l’ai appris aussi, comme le portugais, l’italien et le grec, que j’exerçais en brossant la messe“. Le professeur Demeuldre parle une vingtaine de langues, de l’arabe au tchèque en passant par le tshiluba. “J’ai appris les langues pour rencontrer les gens. Quand je parle une langue, c’est un plaisir de bouche, comme manger. C’est presqu’une expérience mystique ! J’ai été compris par les immigrés avant d’être compris par mes parents. Au début, j’ai trouvé aussi en tant que professeur une espèce de gratification narcissique puisque je me sentais enfin compris. Progressivement, en vieillissant, j’ai été rassuré sur ma propre valeur et je n’étais plus préoccupé de montrer patte blanche, de m’exhiber comme un singe savant, mais plutôt de profiter du contact avec les gens. Je me nourris des rencontres. Elles vous obligent toujours à vous réformer. Je suis aux anges lorsque je rencontre une personne avec une “large bande passante” ! J’ai un appétit fabuleux du monde et des gens“