Une école en panne

En Belgique, les élèves issus de l’immigration réussissent moins bien que les autres à l’école. Les raisons de cette inégalité proviennent moins de caractéristiques culturelles et ethniques que des contraintes socio-économiques qui pèsent sur ces familles, et du fonctionnement libéral et inégalitaire de l’enseignement. Comment, dans ces conditions, construire un projet d’école citoyenne capable d’intégrer tous les enfants d’une classe d’âge?

Le fait est avéré: l’école transforme les inégalités sociales en inégalités scolaires.

Pour Dirk Jacobs et Andrea Rea, auteurs d’analyses approfondies sur les écarts de performance dans l’enseignement secondaire entre les élèves issus de l’immigration et les autres, la conclusion est sans appel. Les enfants issus de l’immigration, surreprésentés dans les milieux populaires, sont doublement pénalisés. En revanche, les élèves immigrés provenant de milieux aisés ne sont pas différents de la moyenne des élèves belges sans passé migratoire.

L’enquête PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves) 2009 de l’OCDE montre qu’en Belgique, un élève issu de l’immigration a 2,5 fois plus de risques qu’un autre de se retrouver parmi les 25% les plus faibles. La moyenne est de 1,6 dans les pays de l’OCDE. En Communauté française, 33% des élèves issus de la deuxième génération et 36% d’élèves immigrés de première génération se situent en-dessous du seuil minimal de lecture.1

Tout a été dit sur les raisons socio-économiques, culturelles-ethniques des inégalités à l’école. Les différents paramètres sont de fait corrélés et ne doivent pas être traités séparément, les familles issues de l’immigration étant surreprésentées dans les quartiers défavorisés, et les différences linguistiques et/ou culturelles s’ajoutant aux contraintes sociales et économiques.

Libéralisme et inégalités

Pour Pierre Waaub, président du mouvement d’éducation populaire “Changement pour l’égalité”, (CGE), “les difficultés des élèves issus de l’immigration et de ceux des milieux populaires sont très largement similaires. Se focaliser sur les différences culturelles et ethniques, c’est se tromper de combat”. Les deux populations partagent de nombreux traits: conditions socio-économiques difficiles, milieu familial peu ou pas scolarisé, peu au fait des codes scolaires et des subtilités de l’orientation. À cela s’ajoute un rapport familial à la culture et au savoir différent de celui de l’école, que le savoir transmis à l’école soit dévalorisé par rapport à ce qui s’apprend ailleurs (télévision, rue, internet), ou que sa valeur soit envisagée de façon différente (prééminence de l’oral sur l’écrit). Sans compter les différences dans le rapport à l’autorité de l’instituteur, et surtout de l’institutrice. À ces caractéristiques communes s’ajoutent, dans le cas de familles immigrées, la question de la connaissance linguistique et dans certains cas l’analphabétisme.

Ces différences socio-économiques et culturelles sont aggravées par les particularités du système scolaire. Joan Lismont, président du Syndicat de l’enseignement libre (SEL, qui fait partie du Setca-FGTB), ne mâche pas ses mots: “Le libéralisme de l’enseignement belge est une valeur nationale, inscrite dans la Constitution !”. Notamment son article 24 qui stipule que « l’enseignement est libre [et que] la communauté assure le libre choix des parents ». Ce libéralisme a entraîné l’instauration d’un « quasi marché » de l’enseignement, plaçant les établissements en compétition pour les subventions, les « bonnes » cohortes d’élèves, la bonne réputation2.

Ce « quasi marché » se traduit par une ségrégation dans laquelle les établissements « bien cotés » drainent les meilleurs élèves, rejetant les autres dans les écoles dites de « non choix ». L’inégalité sociale s’y double alors d’une inégalité scolaire, d’autant que, selon les études de l’OCDE, le profil de la population de chaque établissement a un impact sur les performances individuelles des élèves, indépendamment de leur milieu d’origine.

Enfin, l’orientation précoce à la fin du primaire, avec le soutien des PMS, constitue un mécanisme particulièrement pénalisant pour les élèves issus de l’immigration. Noëlle de Smet, de CGE, note comme Joan Lismont que « les élèves issus de l’immigration se trouvent plus facilement que les autres orientés de façon négative, sur la base de l’échec scolaire, vers l’enseignement “qualifiant” (technique et professionnel), voire l’enseignement spécialisé ».

… Une acceptation de l’échec scolaire des enfants immigrés et/ou leur orientation vers les secteurs techniques et professionnels, considérés comme les mieux appropriés à ce type de population.

Ils ajoutent que d’autres traits du système éducatif pèsent sur les performances des élèves issus de milieux populaires et immigrés, comme la prééminence du savoir cognitif au détriment d’autres compétences (artistiques, sportives, manuelles…), ou une pédagogie fondée sur la performance individuelle au détriment de l’acquisition des savoirs et de la mise en valeur des acquis (y compris non scolaires).

Les paradoxes de l’école

Pour Marie Peltier, du « Centre Avec », « l’école se trouve en fait confrontée à des injonctions paradoxales. On attend d’elle qu’elle soit capable de freiner les disparités socio-économiques que l’ultralibéralisme ambiant génère, tout en rendant les élèves le plus “compétents” possible, c’est-à-dire “adaptés”, dans cette même société ultralibérale et consumériste ».

L’école reproduit un modèle d’intégration oscillant entre une volonté inavouée d’assimilation qui rendrait l’immigré invisible, et un respect du pluralisme culturel, à la condition qu’il ne remette pas en cause les modèles dominants. Le résultat est une acceptation de l’échec scolaire des enfants immigrés et/ou leur orientation vers les secteurs techniques et professionnels, considérés comme les mieux appropriés à ce type de population. C’était déjà l’opinion des élites à la fin du XIXe siècle sur les classes pauvres, ou celle des colons sur les colonisés: la société est harmonieuse quand elle assure une correspondance étroite entre origine sociale et destinée professionnelle.

Et pourtant, il n’y a pas de fatalité. Les systèmes scolaires canadien et finlandais obtiennent d’excellents résultats tout en réduisant au maximum les inégalités scolaires. La Belgique elle-même a partiellement réduit l’écart de performance entre élèves de milieux favorisés et immigrés, sans préjudice des performances d’ensemble, selon la dernière enquête PISA. Pour renforcer l’équité du système scolaire, les réformes de ces dernières années ont adopté deux approches complémentaires : compenser les inégalités de départ et modifier la répartition d’élèves pour la rendre plus hétérogène.

Compenser et diversifier

Le premier dispositif a doté les écoles défavorisées de moyens supplémentaires: zones d’éducation prioritaires (1989), écoles à discriminations positives (1998), différenciation des subventions de fonctionnement (2004), encadrement différencié (2009). De même, le dispositif des classes passerelles dans la Fédération Wallonie-Bruxelles vise à compenser la méconnaissance de la langue d’enseignement par plus d’heures de français langue étrangère. (Voir encadré

À l’école des familles populaires

Selon le mouvement “Changement pour l’égalité” (CGÉ),  les résultats des élèves dépendent entre autres de la qualité du dialogue entre l’école et la famille. Partant du constat que les familles populaires et l’école constituent deux cadres culturels de référence spécifiques, les projets visent à expliciter de part et d’autre les attentes et les représentations mutuelles des acteurs, parents, enseignants et élèves. Il ne s’agit pas de “normaliser” la famille mais de “lever les malentendus pour se comprendre et apprendre” en permettant à chacun des deux milieux de jouer pleinement son rôle. Outre des témoignages et des expériences pédagogiques concrètes, les travaux d’Annick Bonnefond et Danielle Mouraux explicitent la dimension sociale de l’apprentissage et les rapports de domination culturelle entre enseignants et parents. Ainsi peuvent être prises en compte, sans mépris ni condescendance, les caractéristiques culturelles du milieu familial. L’enjeu est de permettre à l’enfant de réussir le continuel passage de la famille à l’école et de réussir sa transformation d’enfant en élève sans devoir pour autant renoncer à ce qui fait son identité propre. LV

Annick Bonnefond et Danielle Mouraux, Á l’école des familles populaires. Pour se comprendre et apprendre, CGE, 2011. 

Les évaluations manquent encore et il n’est pas certain que la mixité sociale atteigne son but. Joan Lismont note avec précaution que “le départ de certains élèves de milieu populaire vers de meilleures écoles aurait favorisé la concentration d’élèves faibles dans les écoles défavorisées”. Le renforcement des moyens reste nécessaire, “mais à condition qu’il s’agisse d’un renforcement de qualité: niveau adéquat de formation des enseignants, contrats indéterminés, et pas seulement renforcement de moyens logistiques”.

Ces dispositifs restent insuffisants: ils partent tous du même principe d’assimilation des populations “autres” dans un moule dominant. Ils font de “l’émancipation sociale” le résultat d’interventions extérieures corrigeant des “handicaps” d’origine et non un processus d’autonomie impulsé par les sujets eux-mêmes. Ce faisant, ils négligent un objectif fondamental de l’école: “Préparer tous les élèves à être des citoyens responsables, capables de contribuer au développement d’une société démocratique, solidaire, pluraliste et ouverte aux autres cultures ».

Le renforcement des moyens reste nécessaire, « mais à condition qu’il s’agisse d’un renforcement de qualité : niveau adéquat de formation des enseignants, contrats indéterminés, et pas seulement renforcement de moyens logistiques

Pour Noëlle de Smet et Pierre Waaub, l’intégration ne peut être comprise à l’école que comme une démarche citoyenne3. “Normaliser, dit Noëlle De Smet, c’est aussi faire perdre aux plus défavorisés des pans entiers d’identité et de fierté, puisqu’il leur faut suivre une norme construite ailleurs que dans leur groupe social.”Plutôt que d’imaginer les bienfaits de la mixité sociale, « en oubliant le rapport de domination toujours présent entre groupes sociaux”, pourquoi ne pas « faire des écoles de quartier populaire des laboratoires de changement social en éducation, en y mettant beaucoup de moyens matériels et humains”?

Partir du terrain

Puisque les différences de milieu familial se transforment en obstacles, pourquoi ne pas travailler avec les familles, parents, élèves et enseignants confondus? C’est ce que visent les projets “École des familles”, portés par CGÉ.

Les enseignants sont épuisés par les questions de discipline et la lutte contre la violence scolaire? Pierre Waaub suggère de partir des situations de conflit pour proposer des stratégies de négociation et de médiation sur des problèmes concrets qui se posent en classe. “On déconstruirait, au bénéfice des enseignants eux-mêmes, la violence institutionnelle qu’impose l’école lorsqu’elle ne respecte pas la dignité ni l’autonomie des élèves et de leur famille.”

Pour Isabelle Berg, également de CGÉ, il faut aussi expliciter les codes culturels de la langue d’enseignement. “Il ne s’agit pas seulement de multiplier les heures de cours de français. Il convient de différencier l’enseignement du français langue étrangère et du français comme langue d’enseignement, d’enseigner la langue d’origine dès la phase d’accueil des primo-arrivants et de promouvoir le dialogue interculturel entre le système scolaire du pays d’origine et celui du pays d’accueil. »iii

D’autres propositions, structurelles, pourraient limiter les effets des inégalités en substituant à l’orientation précoce un tronc commun jusqu’à seize ans. Toutefois, selon Noëlle de Smet et Joan Lismont, “une telle mesure n’aura de sens que si ce tronc commun vise à développer des compétences qui ne soient pas seulement cognitives, mais aussi manuelles, artistiques, culturelles, sportives ”.

Les améliorations pédagogiques isolées risquent d’être inopérantes, faute de s’inscrire dans un projet global qui repenserait l’école comme un lieu de citoyenneté active. Il faut donc agir avec tous les acteurs du système scolaire –administration, enseignants, parents et élèves – et cesser de faire de l’intégration des enfants migrants à l’école une question différente de celles, plus générales, qui restent posées à la société : quelle place pour les immigrés? Quelle fonction pour l’école ?Classes passerelles

Un nouveau décret modifiant le dispositif des “classes passerelles » a été adopté au parlement le 16 mai et entrera en vigueur le 1er juin 2012.

Le dispositif des classes passerelles avait été mis en place en 2001 afin d’aider des enfants primo-arrivants à intégrer le système scolaire de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Dans ces classes, les élèves bénéficient d’un encadrement pédagogique adapté et apprennent intensivement le français.

Le nouveau dispositif, baptisé Daspa – Dispositif d’accueil et de scolarisation des primo-arrivants – maintient l’objectif principal tout en apportant quelques modifications. Alors que les classes passerelles devaient introduire une demande annuelle pour être reconduites, le Daspa sera reconduit automatiquement d’année en année. Les bénéficiaires du dispositif sont définis comme suit : « Toute personne en âge de scolarisation ressortissant d’un pays considéré comme en voie de développement et arrivée en Belgique depuis moins d’un an, ainsi qu’en secondaire, les élèves étrangers arrivés en Belgique depuis moins d’un an, et qui ne maîtrisent pas le français ». Par ailleurs, un élève, après avoir passé un an en classe passerelle, pourra prolonger cet apprentissage spécifique de six mois. L’attestation d’admissibilité dans l’enseignement secondaire ne sera plus limitée aux mineurs demandeurs d’asile, ce que réclamaient depuis longtemps les associations. Le décret prévoit également des mesures concernant la formation des enseignants. Enfin, l’ouverture de quatre nouvelles classes dans l’enseignement fondamental en Région de Bruxelles-Capitale portera à 69 le nombre total de classes passerelles.

LB

Notes:
1   On appellera ici « élèves issus de l’immigration » l’ensemble des élèves scolarisés en Belgique, qu’ils soient ou non de nationalité belge, ayant au moins un parent né à l’étranger. Les études de Dirk Jacobs et Andrea Rea – L’ascenseur social reste en panne et Gaspillage de talents – sont disponibles sur le site de la Fondation Roi Baudouin : www.kbs-frb.be.
2   Le concept de « quasi  marché » a été forgé par  V. Vanderberghe, GIRSEF, groupe interdisciplinaire de recherche sur l’éducation, UCL.
3 Cf. Pierre Waaub, La démocratie est-elle soluble dans l’école ?, Ed. Labor, 1999 et Le temps d’enseigner, Ed. Labor, 2006.
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