Le monde change, les lois changent, la philosophie de l’asile reste. Mais il faut l’adapter en permanence pour que la pratique soit toujours à la hauteur de l’engagement. Qu’en pensent deux des principaux responsables de sa mise en œuvre en Belgique?
En quoi le nouveau rôle confié à votre institution par les lois du 15 septembre 2006 a-t-il amélioré la qualité de la procédure d’asile?
SERGE BODART: Pour moi, l’avancée majeure réside dans l’ouverture pour tous les demandeurs d’asile d’une voie de recours devant un juge jouissant d’un pouvoir de pleine juridiction, c’est-à-dire qu’il juge autant des questions de fait que de droit. Dans l’ancienne procédure, la procédure dite de « recevabilité » avait pour effet de priver la plupart des demandeurs d’asile d’un examen au fond de leur demande et, partant, d’une voie de recours devant la Commission permanente de recours des réfugiés (CPRR).
Cette procédure est encore en rodage, des aménagements ont déjà eu lieu et d’autres sont toujours débattus, notamment sur le pouvoir d’instruction1. En 2006, le législateur a voulu trouver une solution de compromis entre les deux types Ne serait-il pas plus logique que toute la compétence de fond soit rassemblée auprès d’une seule instance, le CGRA, pour qui le traitement de la substance d’une demande d’asile est le core business de procédure qui préexistaient: celle de la CPRR, orale, de pleine juridiction, très peu formaliste, avec un large pouvoir d’instruction et celle du Conseil d’État, écrite, plus formelle et limitée au contrôle de légalité, et qui était, jusqu’en juin 2007, au moment de l’entrée en vigueur de la réforme, la seule voie de recours juridictionnelle pour la toute grande majorité des demandeurs d’asile, ceux dont la demande était déclarée irrecevable. On a gardé du Conseil d’État la procédure écrite, en la mâtinant d’une dose d’oralité et on a préservé le pouvoir de pleine juridiction dont jouissait la CPRR, mais en sacrifiant le pouvoir d’instruction.
Faut-il réintroduire une dose de pouvoir d’instruction? Pas sûr qu’il soit sain que celui qui juge soit également celui qui instruit l’affaire. Le législateur a fait preuve de sagesse en distinguant clairement le rôle du Conseil du contentieux des étrangers (CCE) de celui du Commissariat général aux réfugiés et apatrides (CGRA).
FRANÇOIS BIENFAIT: Tout n’est pas encore parfait. Du fait de la simplification de la procédure, l’objectif pour la prise de décision en première instance a été placé à 3 mois. On n’y est arrivé à ce jour que pour 50% des cas. Il y a un an, on se rapprochait de l’objectif quand on a été confronté à une nouvelle augmentation significative du nombre des demandes d’asile en 2009 et début 2010. Du coup, l’arriéré a de nouveau augmenté. Entre 2000 et 2008, le CGRA avait réussi à ramener son arriéré de 40.000 à 5.000 demandes à traiter. Depuis, celui-ci est remonté à 9.000. C’est une des raisons de la crise de l’accueil des demandeurs d’asile que l’on a connu depuis plus d’un an. Cette année, notre personnel a été renforcé, le nombre de demandes d’asile s’est à nouveau réduit depuis deux mois. Donc ça va mieux… Mais la situation reste délicate. Heureusement, le CGRA devrait pouvoir compter sur de nouveaux engagements de personnel, décidés et votés in extremis avant la chute du gouvernement. Par ailleurs, le Sénat a procédé en 2009 à une évaluation de la réforme de la procédure d’asile. Quelques recommandations concernent le CGRA, comme l’enregistrement des auditions. Des observations ont porté sur les méthodes utilisées pour l’établissement des faits et sur les aspects de crédibilité dans le traitement des demandes. On y travaille.
Enfin, la réforme a laissé subsister l’une ou l’autre incohérence. Par exemple, elle a laissé à l’Office des étrangers l’appréciation des éléments nouveaux dans le contexte de demandes d’asile multiples. Ne serait-il pas plus logique que toute la compétence de fond soit rassemblée auprès d’une seule instance, le CGRA, pour qui le traitement de la substance d’une demande d’asile est le core business? Sous réserve, bien sûr, que l’arriéré soit totalement résorbé et les délais de traitement des demandes sérieusement raccourcis.
Sentez-vous ces dernières années une évolution dans le type de demandes d’asile et dans la manière dont la Convention de Genève est invoquée?
SERGE BODART: Les évolutions tiennent surtout à la situation dans les pays de fuite: la situation dans le Caucase, en Côte d’Ivoire, au Burundi et même en Irak n’est plus la même qu’au début des années 2000. Ce qui fluctue, c’est d’abord la géopolitique… Mais la jurisprudence aussi a évolué. Ainsi, depuis une dizaine d’années, le critère de « groupe social » s’est sensiblement élargi, notamment aux questions liées au genre ou à l’orientation sexuelle. Enfin, il semble que l’on invoque plus systématiquement aujourd’hui des persécutions par des agents non étatiques.
FRANÇOIS BIENFAIT: Jusqu’il y a 20 ans, le réfugié était essentiellement le réfugié politique bien identifié, par exemple Chilien ou provenant du bloc soviétique. Actuellement, il y a plus de demandeurs provenant de zones de conflits (Irak, Afghanistan, Tchétchénie, Somalie…) sans qu’ils puissent se prévaloir nécessairement d’une activité politique.
D’une manière générale, et c’est ce que vous diront les agents qui étaient déjà là il y a 20 ans, le type de récits invoqués s’est complexifié, de même que les obligations légales à respecter dans le traitement d’une demande d’asile.
SERGE BODART: Il y a 20 ans, j’y étais déjà. Dès le début des années 1990, des flux importants de demandeurs provenaient déjà de zones de conflit (Somalie déjà, Libéria, ex-Yougoslavie, Rwanda). La différence se trouve plutôt dans la réponse des autorités. Il fut un temps où l’examen des demandes d’asile de l’ex-Yougoslavie était gelé au CGRA, dans l’attente de l’adoption d’un statut provisoire, pour éviter d’avoir à leur reconnaître la qualité de réfugié. À l’époque, la première présidente de la CPRR et moi-même avions fait part de notre malaise face à cette gestion “statistique” d’un instrument international de protection des réfugiés. Heureusement, la direction actuelle du CGRA ne pratique pas ce genre de confusion…
On prétend depuis longtemps que les instances flamandes rendent des décisions plus sévères que les francophones, ce qui serait contraire au principe de l’égalité de traitement…
SERGE BODART: D’un strict point de vue statistique, c’est un fait avéré et incontestable qu’il existe une différence au niveau du Conseil. Les chiffres sont là. Face à ce constat, notre responsabilité légale, au Premier président du CCE et à moi-même, est de prendre des mesures pour préserver l’unité de la jurisprudence. Et nous le faisons. Plusieurs assemblées générales ont été convoquées dans ce seul but en 2009 et 2010. Le défaut de cette solution, outre qu’elle est L’objectif d’équité commande que des demandes d’asile similaires soient traitées de la même manière et appréciées selon les mêmes critères. Ceci vaut pour le niveau national comme pour le niveau européen où s’applique le règlement de Dublin. assez lourde, tient à son côté réactif. Ce n’est qu’après coup que l’on s’aperçoit d’une différence et que l’on peut alors identifier un cas exemplaire pour le fixer en AG. Or, il est évidemment plus difficile de trouver un compromis lorsque chacun est déjà, de son côté, persuadé d’avoir dégagé la bonne solution… Nous avons donc parallèlement lancé un processus de plus longue haleine impliquant des magistrats et des attachés des deux rôles linguistiques. Il a pour but d’identifier d’abord ce qui peut s’expliquer par des facteurs extérieurs (la qualité des requêtes…) ou par des différences objectives liées à la nature différente des recours examinés des deux côtés. Ensuite, il s’agit de procéder à une analyse de la jurisprudence des deux rôles là où ces explications objectives ne jouent pas. Ce travail devra déboucher à l’automne 2010 sur des propositions concrètes afin de remédier à la situation actuelle.
FRANÇOIS BIENFAIT: Cette question qui ne concerne pas directement le CGRA me permet d’évoquer l’objectif d’équité qui commande que des demandes d’asile similaires soient traitées de la même manière et appréciées selon les mêmes critères. Ceci vaut pour le niveau national comme pour le niveau européen où s’applique le Règlement de Dublin. Mais ce règlement postule que les États européens ont une conception équivalente de l’asile et des standards de protection. Or, on est loin du compte actuellement. L’exemple le plus flagrant est évidemment celui de la Grèce, où le taux de reconnaissance moyen est de 1,1% alors que le taux européen moyen est de 27%2.
Au-delà du cas belge, pour tendre vers une meilleure harmonisation de la politique d’asile européenne, il faudra intervenir par le haut et par le bas.
Par le haut, via la législation européenne. Il faudra être plus précis en particulier en ce qui concerne les garanties de procédure, où il existe encore de grandes disparités. La Cour de Justice de l’Union européenne va devoir intervenir sur cette thématique comme elle l’a fait à propos de la libre circulation des citoyens de l’Union européenne.
Par le bas, par une meilleure collaboration entre administrations d’asile des pays européens. Une telle collaboration existe déjà dans des domaines tels que le partage des informations sur les pays d’origine, les guides de bonnes pratiques ou des programmes communs de formation en matière d’asile. Et bientôt, fin 2010 ou en 2011 au plus tard, sera installé à Malte un Bureau européen d’appui en matière d’asile, qui sera destiné à fournir aux États membres des outils pour améliorer le traitement des demandes.
Propos recueillis par Henri Goldman
*François Bienfait est Commissaire adjoint aux réfugiés et aux apatrides(CGRA).
*Serge Bodart est Président du Conseil du contentieux des étrangers (CCE). (Serge Bodart, La protection internationale des réfugiés en Belgique, Bruylant, Bruxelles, 2008)