Schengen: de l’intergouvernementale au communautaire

L’espace Schengen de libre circulation des personnes constitue une réalisation majeure de la construction européenne. Initié au milieu des années 80 dans le cadre d’une coopération intergouvernementale, Schengen a été “communautarisé” de fait par le traité d’Amsterdam (1999). Une mutation qui rencontre des résistances…

L’histoire de Schengen a débuté en 1984 au pont de Kehl, point de passage frontalier entre la France et l’Allemagne. À cette époque, les contrôles réalisés à cette frontière occasionnent des kilomètres de files de camions et constituent un obstacle à la libre circulation des personnes et des marchandises pourtant promis depuis près de 30 ans.

À l’issue du sommet de Rambouillet en mai 1984, la France et l’Allemagne ont présenté une déclaration commune en vue de la conclusion d’un accord bilatéral – dit de Sarrebruck – établissant le principe d’une suppression progressive des contrôles aux frontières entre les deux États. Le projet est étendu aux trois États du Benelux et voit le jour le 14 juin 1985 avec la conclusion de l’Accord de Schengen relatif à la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes.

La Convention de Schengen contenait toutefois une clause de souveraineté selon laquelle les États sont habilités à réintroduire les contrôles frontaliers lorsque le maintien de l’ordre public l’exige.

Cet accord prévoyait que “les parties chercheront à supprimer les contrôles aux frontières communes et à les transférer à leurs frontières externes”. Le principe posé, la Convention d’application de l’accord de Schengen, signée le 19 juin 1990, définissait les règles applicables, entre autres, aux contrôles aux frontières extérieures, à l’harmonisation des règles de visas et à la coopération dans le domaine de l’immigration irrégulière. La Convention de Schengen contenait toutefois une clause de souveraineté selon laquelle les États sont habilités à réintroduire les contrôles frontaliers lorsque le maintien de l’ordre public l’exige.

Ainsi établie, la coopération Schengen témoignait d’un haut degré de confiance mutuelle entre les partenaires. En effet, chaque pays fait confiance à l’autre dans le contrôle exercé à l’entrée sur son territoire de telle sorte que le contrôle exercé par l’un vaut pour l’autre et inversement.

Poursuivant un objectif de l’UE, la liberté de circulation des personnes, cette coopération s’est toutefois développée dans le cadre intergouvernemental c’est-à-dire en dehors du cadre de l’UE. Le dispositif Schengen reposait sur un Comité exécutif composé des ministres chargés de veiller à l’application correcte de la Convention et disposant d’un pouvoir de décision à l’unanimité. Cette structure simplifiée permettait aux États de conserver une totale maîtrise du domaine. Par ailleurs, la coopération Schengen excluait le Parlement européen et la Cour de justice et écartait ainsi tout contrôle politique ou juridictionnel communautaire. La nature intergouvernementale de la coopération Schengen a été une condition centrale de la mise en œuvre, du développement et de l’extension de la liberté de circulation.

Communautarisation, élargissements et approfondissements

La communautarisation des politiques migratoires réalisée par le traité d’Amsterdam en 1999 a été accompagnée par l’intégration de “l’acquis de Schengen” dans l’UE. À partir de cette date, les règles adoptées dans le cadre de la coopération intergouvernementale Schengen deviennent du droit de l’UE. Cette transformation est importante à trois égards.

Tout d’abord, la question de la liberté de circulation des personnes est désormais abordée dans le cadre politique et juridique de l’UE. Cette décision met un terme à la dualité des cadres d’action – intergouvernemental/communautaire – et permet la participation d’institutions préalablement exclues de la coopération.

Ensuite, l’intégration de l’acquis de Schengen dans l’UE s’inscrit dans la perspective des élargissements futurs de l’UE. Les adhésions de 2004 et 2007 ont pour effet d’attribuer une grande part de la responsabilité du contrôle de l’entrée sur le territoire commun aux nouveaux États membres. Dans ce contexte, la priorité est de définir les règles communes qui seront appliquées par les nouveaux États membres afin de maintenir le niveau de sécurité existant.

Les adhésions de 2004 et 2007 ont pour effet d’attribuer une grande part de la responsabilité du contrôle de l’entrée sur le territoire commun aux nouveaux États membres.

Enfin, et suite à l’intégration de l’acquis de Schengen, l’UE a adopté deux types d’action. La première a consisté à approfondir les règles existantes sur la base d’instruments de droit de l’Union (par ex : le code frontière Schengen ou le code visa). La seconde action a concerné le développement de la coopération opérationnelle en particulier dans le domaine de la gestion des frontières extérieures par la création de l’agence Frontex ou des équipes d’intervention rapide.

Le contrôle des frontières extérieures des États membres s’effectue désormais sur la base de règles communes et avec le soutien de moyens opérationnels communs. Ce mouvement témoigne d’un phénomène d’intégration européenne très fort où l’UE dépasse son cadre classique d’intervention – l’adoption de règles communes – pour entrer sur le terrain de l’exécution opérationnelle des politiques normalement réservé aux États membres. Ce mouvement n’a toutefois pas conduit à un abandon de la logique intergouvernementale.

Modifications des règles Schengen: entre nécessité et contingences

Suite au “Printemps Arabe” et à l’arrivée de plusieurs milliers de ressortissants tunisiens sur l’espace Schengen via l’île de Lampedusa, les présidents français et italien, alors en exercice, ont demandé à la Commission européenne de présenter une modification des règles de Schengen afin notamment d’élargir les critères permettant de rétablir les contrôles aux frontières intérieures. La Commission européenne a fait suite à cette requête et présenté deux propositions à l’automne 2011.

La première vise à modifier le système d’évaluation de la mise en œuvre des règles Schengen par les États membres. Datant de 1998, ce système repose sur un mécanisme archaïque où l’évaluation est effectuée par une Commission permanente composée des représentants des États, autrement dit des “pairs”, et selon un ordre et une fréquence préalablement défini. La nouvelle proposition vise, d’une part, à renforcer le rôle de la Commission européenne en lui conférant les pouvoirs de coordination antérieurement exercés par la Commission permanente et, d’autre part, à permettre l’organisation de visites inopinées aux frontières extérieures par des équipes d’évaluation composées d’experts désignés par les États et de représentants de la Commission. Ce dispositif devrait amplement renforcer les méthodes d’évaluation et la confiance mutuelle.

La seconde proposition vise à introduire un nouveau critère permettant le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures de l’espace Schengen. Cette proposition est inutile, dans la mesure où cette question n’a, avant le “Printemps Arabe”, jamais posée le moindre problème, et inappropriée. Elle procède d’une instrumentalisation au service d’intérêts politiques nationaux et produit des effets désastreux. Elle introduit l’idée qu’un partenaire peut faillir dans sa mission de contrôle et que cette défaillance peut conduire au rétablissement des frontières entre les États membres. Autrement dit, c’est la “méfiance mutuelle” davantage que la “confiance mutuelle” qui prévaut. En outre, cette proposition constitue une remise en cause regrettable du principe de liberté de circulation. Si les négociations ont permis de “limiter la casse” en encadrant strictement les conditions de rétablissement des contrôles aux frontières intérieures, le ver est dans le fruit.

Modifier les règles du jeu

Au-delà des enjeux matériels, les propositions de la Commission soulèvent des enjeux institutionnels lourds. En effet, elles commandent la redéfinition des rôles attribués aux institutions préalablement absentes du processus, qu’il s’agisse du Parlement européen pour l’adoption des règles ou de la Commission européenne pour leur mise en œuvre et leur évaluation. Or, la montée en puissance de ces acteurs s’effectue dans un domaine où la culture intergouvernementale demeure forte. Ainsi, si les États membres sont prêts à accepter de modifier les règles du jeu, l’intervention du Parlement européen et de la Commission ne peut être que progressive et respectueuse des pouvoirs des États. Les tensions rencontrées lors de la négociation des propositions de la Commission se nouent ici.

Le développement de l’espace Schengen ne peut être compris qu’à la lumière de cette confrontation entre méthode intergouvernementale et méthode communautaire. Cela dit, les jeux de pouvoir ne doivent pas conduire à un blocage du processus de modification des règles Schengen, en particulier en ce qui concerne le mécanisme d’évaluation. En effet, le renforcement de l’évaluation commune est la clé de la restauration de la confiance mutuelle et du maintien de l’espace de libre circulation. L’espace Schengen ne peut se permettre de manquer cette opportunité.

La logique intergouvernementale s’amenuise sous l’effet de l’intégration européenne et cède le pas à la méthode communautaire. La coopération Schengen expérimente cette lente et inéluctable métamorphose.

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