Retour à Kosice

Lyuba est Rom. Elle est née à Košice, en Slovaquie orientale, en 1950. Elle y mourra sans doute. Entre-temps, elle aura “tenté sa chance” en Belgique. Dont elle fut expulsée un jour d’automne 1999. L’histoire de tout un peuple.

Elle a 51 ans, mais en paraît dix de plus. Lyuba est née au cœur de cette Europe centrale où les Roms constituaient environ 10% de la population, avec des pointes à 30%. Mais leur mode de vie particulier et la méfiance qu’ils suscitaient auprès des populations majoritaires les confinaient dans les marges de la société. Le ghetto insalubre où Lyuba naquit dans la périphérie de Košice fut démoli en 1979. Toute sa population fut transférée dans le quartier moderne de Luník IX. À l’heure actuelle, avec 6.000 habitants, c’est la plus grande concentration rom de Slovaquie. À l’origine, le quartier était conçu pour 2.500 personnes.

Espoir, désespoir

En novembre 1989, le Mur de Berlin s’effondre. Et avec lui, le “Rideau de fer” qui bouclait le “bloc communiste” et interdisait à quiconque d’en sortir. Du jour au lendemain, l’émigration devient possible. Elle porte l’espoir d’échapper au chômage massif, à la déglingue de la protection sociale ainsi qu’au racisme et à la violence qui les accompagnent.
En 1997, sa décision est prise. Avec une centaine de familles de Luník IX, Lyuba passe à l’Ouest. Avec d’autres, elle atterrira en Belgique où, lui avait-on dit, elle pourra introduire une demande d’asile. Son avocat ne lui avait pourtant pas laissé beaucoup d’espoir: “Vous ne pouvez pas prouver des menaces individuelles. Le racisme et les voies de fait dont vous faites état, ça ne suffit pas pour bénéficier de la Convention de Genève.” Mais comme l’examen de sa demande trainait en longueur, elle avait fini par y croire. Lyuba et sa famille avaient été prises en charge par le CPAS de Tirlemont. La grande avait trouvé du travail, les petits allaient à l’école. Aussi, elle ne s’était pas méfiée quand, le 1er octobre 1999, elle avait reçu cette convocation au bureau de police sous prétexte de “compléter le dossier de sa demande d’asile”.

D’autres familles avaient reçu la même lettre. Et toutes étaient tombées dans le piège. Entrées dans le commissariat, elles n’en ressortirent que pour un transfert de quelques jours au centre 127bis de Steenokkerzeel. Le mardi 5 octobre 1999 à 17h50, un Tupo-lev slovaque décolla de Melsbroeck pour Košice. À bord, 74 demandeurs d’asile déboutés, tous Roms de Slovaquie. Dans les plans du gouvernement belge, il s’agissait du premier contingent d’une opération qui devait viser 450 personnes. Lyuba et les siens retournèrent à Luník IX. Que faire d’autre? Sauf miracle, elle n’en bougera plus jusqu’à sa mort.

Les cousins de Lyuba

Cet épisode marqua les consciences. C’était comme si la Belgique avait voulu priver les Roms du bénéfice de la grande opération de régularisation des sans-papiers qui allait débuter deux mois plus tard. De vagues cousins de Lyuba, les Conka, expulsés en même temps qu’elle, attaquèrent la Belgique devant la Cour européenne des droits de l’Homme. Dans un arrêt rendu en février 2002, celle-ci condamna la Belgique pour la duplicité du procédé mis en œuvre, tout en rappelant l’interdiction des expulsions collectives. Mais, si la manière était condamnée, le principe ne l’était pas. En expulsant des personnes en séjour illégal, la Belgique était parfaitement dans son droit.

Dans la recherche d’un avenir vivable, l’accès au territoire n’est pas tout. Il faut aussi trouver un logement, un minimum de ressources, si possible du travail. Soit des denrées dont la pénurie est aujourd’hui générale

L’expulsion des Roms slovaques en octobre 1999 illustra l’irruption d’une nouvelle “question rom” au cœur des sociétés relativement opulentes d’Europe de l’Ouest. Nouvelle car la présence des Roms y est attestée depuis des siècles. Leur présence ici, somme toute restreinte, fait partie du paysage. Dans l’imaginaire collectif, la beauté fatale des Gitanes, de Carmen à Esmeralda, voisine avec le stéréotype du Romanichel voleur de poule. Mais la chute du communisme à l’Est va déverser sur l’Europe entière un trop-plein de Roms réputés inassimilables. Car, à l’Ouest non plus, on ne sait pas vraiment quoi faire de ce “peuple de trop”, sans État, sans porte-parole et dont les modes de vie traditionnels ne rentrent dans aucune case. Il faudra pourtant s’y faire. Car n’est-il pas compréhensible que les Roms cherchent à profiter de toutes les ouvertures migratoires – de droit ou de fait – pour échapper à l’insupportable promiscuité qui les emprisonne dans les multiples Luník de Slovaquie, de Bulgarie, de Roumanie ou de Hongrie?

De droit ou fait. Et là, les situations varient. Les Roms issus de ces quatre pays peuvent circuler librement dans l’Union européenne dont ils font partie. Quant aux autres, comme ceux de Serbie et de Macédoine, depuis la levée des visas, il leur faudra une combine. Mais dans la recherche d’un avenir vivable, l’accès au territoire n’est pas tout. Il faut aussi trouver un logement, un minimum de ressources, si possible du travail. Soit des denrées dont la pénurie est aujourd’hui générale. Dans la compétition pour y accéder, les Roms ne disposent pas de beaucoup d’atouts face à d’autres groupes, à commencer par “nos” propres pauvres. En outre, le choc culturel que provoque leur présence visible au cœur de nos villes alimente l’incompréhension, voire l’hostilité, de la population. Le constat est implacable: aucun espoir raisonnable n’est permis à ceux qui décideraient aujourd’hui de quitter Košice pour aller plus à l’Ouest. Et pourtant ils essaieront encore. Qui peut se résigner au malheur?

À Luník IX, plus une seule personne ne dispose d’un véritable emploi. Le gaz, l’eau et l’électricité sont coupés, étant donné que les habitants sont dans l’incapacité de payer les factures. En 2013, Košice fut honorée du titre de “capitale européenne de la culture”. Dans cette perspective, un mur a été construit autour de Luník IX pour bien séparer les populations et faire en sorte que les touristes ne soient pas incommodés. Un mur comme à Berlin, avant 1989…

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