Régularisation humanitaire: un cadre légal flou, source d’arbitraire


En Belgique, comme dans la plupart des pays du monde, la migration est une matière extrêmement règlementée. On ne compte pas le nombre de lois, circulaires, instructions, arrêtés royaux, arrêtés ministériels qui en organisent le cadre. Pas plus que le nombre de fois que ces règlementations sont modifiées, selon les couleurs politiques des gouvernements.
De façon générale, le principe de base est qu’une demande d’autorisation d’accéder au territoire doit être introduite avant d’y pénétrer. Ceci se fait notamment via les demandes de visa pour court ou long séjour, depuis les postes diplomatiques à l’étranger.
La plupart des procédures de séjour ne sont pas accessibles depuis le territoire si on y a pénétré sans avoir obtenu préalablement le visa requis. Quelques-unes font exception à cette règle. C’est notamment le cas de la procédure de régularisation humanitaire prévue par l’article 9bis de la loi de 1980 dont il sera question dans la présente analyse.

Régularisation humanitaire: un cadre légal flou et arbitraire

La procédure de régularisation humanitaire permet, lorsque des “circonstances exceptionnelles” empêchent la personne de retourner dans son pays d’origine afin d’y introduire sa demande de séjour, de déposer son dossier directement depuis le territoire belge, auprès du bourgmestre de son lieu de résidence.

Au fil du temps, quelques éléments de jurisprudence sont venus timidement éclairer ce concept. On ne parle pas uniquement de circonstances rendant le retour “impossible”, mais également de circonstances rendant un retour “même temporaire particulièrement difficile”. Ces maigres éléments de clarification sont les seules précisions apportées à ce cadre légal particulièrement flou.

Ce que la pandémie nous apprend au sujet des “circonstances exceptionnelles”

Durant l’année 2020, en pleine période de pandémie mondiale, le trafic aérien était à l’arrêt dans la majorité des pays du monde. Le gouvernement minoritaire avec pouvoirs spéciaux a mis en place une période de confinement quasi total, avec un arrêt net de la plupart des activités économiques dans le pays. Les groupes sociaux les plus précaires ont vu leur situation s’aggraver et de nombreuses personnes ont plongé de la précarité vers l’extrême pauvreté.

Durant cette période, les retours volontaires ont été interrompus par l’agence Fedasil, et la capacité de détention en centre fermé a été réduite de plus de 50%. Les arrestations de personnes en séjour irrégulier sur le territoire ont également été suspendues durant plusieurs mois.

Dans ce contexte, les collectifs de personnes sans papiers, ainsi que l’ensemble du tissu militant, associatif et syndical qui les soutiennent ont porté leurs revendications auprès du politique. Ils lui demandaient de reconnaitre la pandémie de coronavirus comme étant une circonstance exceptionnelle réputée remplie pour l’ensemble des personnes sans papiers présentes sur le territoire et justifiant ainsi la régularisation de séjour des personnes sans papiers en lien avec la pandémie. Une proposition de loi en ce sens a été déposée, puis discutée au parlement. Mais le texte n’a pas été adopté en raison de l’absence de majorité à son sujet.

En septembre 2020, les services sociojuridiques spécialisés en droit des étrangers ont encore constaté des décisions négatives aux demandes de régularisations humanitaires, arguant qu’il n’y avait aucune circonstance exceptionnelle empêchant le retour de la personne dans son pays d’origine pour y introduire une demande de visa. Rien donc ne permet de connaitre à l’avance ce qui sera accepté par l’Office des étrangers (OE) comme circonstances exceptionnelles. Pas même une pandémie mondiale et des frontières fermées.

Des critères d’analyse “au fond”?

Pour les personnes qui franchissent le seuil de ces circonstances exceptionnelles, aucun critère n’est clairement défini quant à l’analyse “au fond” des demandes. Chaque personne peut “plaider sa cause”, en mettant en avant les motifs qui justifient l’octroi d’un séjour humanitaire. Au moment d’introduire une demande, la personne n’a donc pas la moindre idée de ses chances d’obtenir une décision positive. Des personnes présentes sur le territoire depuis plus de dix ans reçoivent des décisions négatives. Des familles avec enfants né·e·s sur le territoire reçoivent des décisions négatives. Des sans-papiers ayant une ou plusieurs promesses d’embauche reçoivent également des décisions négatives.

L’Office des étrangers a l’obligation légale de “motiver” les décisions négatives, mais pas les décisions positives. Ceci signifie que, lorsqu’une personne reçoit une décision de régularisation humanitaire, il est donc techniquement impossible de savoir, dans sa situation, ce qui a été l’élément déterminant justifiant l’octroi du titre de séjour.

En juillet dernier, lors d’une visite dans les locaux occupés par les grévistes de la faim à la VUB, le directeur général de l’OE – filmé en caméra cachée – a pourtant déclaré que des critères de régularisation existent bel et bien, ceux-ci étant fixés par le gouvernement. Il prend soin de citer les différents secrétaires d’État s’étant succédé au cours des trois dernières législatures et affirme que ceux-ci ont tous des critères qu’ils appliquent aux dossiers de demande de régularisation. Il termine son propos en déclarant : “On ne travaille pas aveuglément à l’OE! On examine et on applique”1.

Ces critères ne sont pas publics et n’existent donc pas de manière officielle, ce qui rend toute prévision impossible pour les demandeur·euse·s. Une personne sans papiers qui désire introduire un dossier est actuellement dans l’impossibilité de prévoir son sort, ni même d’évaluer ses chances de se voir délivrer une décision positive. Ce qui n’est pas sans conséquence.

Des conséquences de l’absence de critères clairs 

Non recours aux procédures existantes

En l’absence de garantie et face aux risques de se voir notifier un ordre de quitter le territoire (OQT) – voire de se voir arrêter, détenir, expulser par la suite – de nombreuses personnes préfèrent ne pas introduire de demande de séjour. Elles effectuent un calcul coût-bénéfice dans lequel elles estiment que les risques associés à l’introduction d’une demande de séjour (recevoir un OQT, se faire arrêter, détenir, puis expulser) sont plus importants que leurs possibilités de voir leur demande aboutir.

Cette situation de non recours aux procédures est particulièrement bien illustrée par les organisations de lutte contre la pauvreté, qui constatent un non recours aux droits sociaux de plus en plus important, menant dans certains cas à un phénomène de “sherwoodisation”. C’est-à-dire qu’une part de plus en plus importante de personnes disparaissent des radars comme dans la forêt de Sherwood…

Ces organisations expliquent ce phénomène de non recours aux droits et procédures existantes par plusieurs facteurs. Il est notamment question des politiques et réglementations qui conditionnent ces droits, de la complexité des règles et étapes à entreprendre, ainsi que des discours de culpabilisation et de stigmatisation afférents2. D’autres éléments sont également pointés, notamment au sujet de la relation entre le/la demandeur·euse et le “fournisseur de service”, qui pourrait induire des conditions et contrôles3. Or, ce qui est vrai en matière en matière de droits sociaux l’est aussi pour les personnes qui pourraient avoir accès à une régularisation humanitaire.

Prenons pour exemple les personnes apatrides, les personnes dites “inéloignables” et les parents d’enfants mineur·e·s autorisé·es au séjour. À l’heure actuelle, en raison des lacunes de la loi de 1980, ces personnes doivent introduire une demande de régularisation humanitaire via l’article 9bis. Aucune procédure spécifique ne leur permet d’obtenir un droit de séjour par ailleurs, même si la nécessité de le leur donner est incontestable.

Cette absence de clarté des critères, couplée au risque de recevoir une décision négative et d’être éloignées de force poussent certaines personnes à ne pas introduire de demande. Elles préfèrent attendre un cadre légal plus clair, leur permettant d’avoir une certitude quant à l’issue de leur demande, pour ne pas prendre le risque d’être expulsées. En pratique, cela prive les personnes concernées de la possibilité d’obtenir des droits, parfois durant de nombreuses années, même lorsqu’ils sont en réalité acquis.

Conséquences psychiques

L’incertitude totale par rapport à l’issue du dossier est source d’une angoisse considérable pour les personnes concernées, dans l’impossibilité totale de se projeter dans l’avenir. Toutes leurs perspectives étant toujours conditionnées à la possession d’un document de séjour.

Pour des personnes présentes en Belgique depuis cinq, dix, parfois quinze ans et qui y ont toutes leurs attaches, prendre le risque de se voir notifier une décision leur ordonnant de “quitter le territoire” est parfois le sommet des violences qu’elles ont vécues jusqu’alors. D’autant que la durée d’attente de la décision est elle aussi incertaine.

La procédure de régularisation humanitaire ne prévoit aucun délai de traitement. Il est courant que les dossiers trainent durant une ou deux années, parfois plus, avant qu’une décision ne soit notifiée. En cas de recours suite à une décision négative, les délais viennent à nouveau s’allonger, atteignant parfois de nombreuses années.

Enfin, la procédure ne prévoit pas de possibilité pour la personne concernée de se faire entendre, tout se déroulant uniquement sur base de la demande introduite. Cette procédure administrative au délai incertain, et l’incertitude concernant l’issue de la demande poussent de nombreuses personnes sans papiers dans un désespoir inouï.

Mise en danger des personnes concernées

Cette absence de clarté quant au cadre légal appliqué aux demandes de séjour des sans-papiers n’est pas sans conséquences. Depuis plusieurs décennies, les collectifs de sans-papiers se sont mobilisés à de très nombreuses reprises pour revendiquer l’application de critères clairs qui seraient inscrits dans la loi de façon permanente, mettant ainsi fin à cet arbitraire.

Le combat des sans-papiers est cyclique. Les mouvements se structurent autour de mobilisations qui vont crescendo et se font de plus en plus dures. Les occupations de bâtiments, marches, manifestations, actions symboliques s’enchainent, puis s’accompagnent d’actions désespérées comme des grèves de la faim, de la soif, du sucre.

Cette mise en danger des personnes sans papiers en vue de mener un combat politique n’est que la conséquence directe de l’absence de cadre légal, clair et juste concernant la procédure de régularisation humanitaire. En poursuivant dans cette voie et en refusant de modifier la loi, les autorités belges acceptent tacitement que de nouvelles actions mettant en danger la vie des principaux·ales concerné·e·s se répètent.

Conclusion

L’actuel article 9bis de la loi du 15 décembre 1980 est hautement critiquable. Il ne permet pas aux personnes concernées d’anticiper la décision qui sera prise à leur égard, ce qui les plonge dans une situation d’angoisse constante et dans l’impossibilité de se projeter dans l’avenir.

Que ce soit au niveau de la phase de recevabilité, ou au niveau de celle de l’analyse au fond, les décisions de l’OE sont opaques. À situation similaire, il n’est pas rare qu’une personne obtienne une décision favorable, et une autre pas. Rien ne permet de savoir ce qui sera considéré par les autorités comme circonstances exceptionnelles empêchant le retour, rien ne permet de savoir ce qui sera suffisant pour justifier une autorisation de séjour.

Toutefois, de l’aveu même du directeur général de l’OE, des critères existent. Ils sont déterminés par le gouvernement et donnés pour consigne à l’OE qui les applique. Pourtant, le secrétaire d’État s’obstine à déclarer l’absence de tels critères lorsqu’il prend position dans la presse.

Est-il digne d’un état démocratique qu’une administration applique des critères de traitement des dossiers sans que ceux-ci ne soient publics, ne fassent l’objet d’un quelconque débat et sans même que les avocat·e·s des personnes concernées n’y aient accès? Poser la question, c’est y répondre.

Téléchargez notre analyse

[1] BRUZZ, “Groen en Ecolo vragen om hoorzitting topman Dienst Vreemdelingenzaken”, 12/11/2021: https://www.bruzz.be/videoreeks/vrijdag-12-november-2021/video-groen-en-ecolo-vragen-om-hoorzitting-topman-dienst

[2] Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale, “Non-recours et non-accès aux droits –Parlement francophone bruxellois– 24/10/2019”, https://www.luttepauvrete.be/themes/non-recours-aux-droits (slide 9)

[3] Idem, slide 10

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