Introduction
Les femmes représentent en moyenne la moitié des migrant·es internationaux·ales dans le monde, même si cette proportion varie fortement selon les pays d’origine. Les raisons qui forcent les hommes et les femmes à quitter leur pays d’origine peuvent être similaires (études, travail, recherche de protection internationale face aux conflits, aux guerres, à l’instabilité ou aux conséquences du changement climatique…). Mais il existe des motifs de migration spécifiques aux femmes: violences sexistes et sexuelles, relations familiales ou conjugales oppressives, migration internationale de travail (dans le secteur du travail domestique et des soins principalement), traite des êtres humains…
En Belgique, c’est le regroupement familial qui est depuis des années la principale voie d’entrée des femmes et des jeunes filles et ce, malgré les nombreuses restrictions mises à cette procédure ces dernières années.
En Belgique, en 2022, 51% de des immigrations étrangères concernaient des femmes et 65% des personnes entrées en Belgique par le biais du regroupement familial étaient des femmes.
Celles qui arrivent en Belgique pour des raisons familiales ont des profils assez variés, en termes d’âge, de nationalités, d’origines socio-économiques, de profils d’études ou professionnels.
Il n’existe toutefois pas de rapport récent sur ces données. Cette procédure faisant régulièrement l’objet de modifications législatives, dans un sens toujours plus restrictif, la Fondation Roi Baudouin pointait ainsi en 2011 que « les prises de position trahissent souvent un manque de connaissance de la complexité croissante du regroupement familial ainsi que de la réalité des chiffres. Alors que la tendance va dans le sens d’un durcissement de la législation et des conditions d’accès, il est donc nécessaire d’analyser les points problématiques dans l’application de la réglementation et l’impact des procédures sur le parcours d’intégration des migrants concernés ».
Droits conditionnés et dépendance administrative
Au niveau administratif, celles qui arrivent ou s’installent en Belgique par le biais du regroupement familial disposent d’une carte de séjour et de droits qui varient selon la nationalité et le statut du membre de famille qu’elles sont venues rejoindre.
Une fois la carte de séjour obtenue, la loi leur reconnaît le droit de travailler (comme salariée ou indépendante), de se former, d’apprendre une des langues du pays, d’entreprendre des démarches d’équivalence de leurs diplômes ou de valorisation de leurs compétences, ou encore de suivre un parcours d’intégration (c’est même une obligation). Mais les obstacles à l’exercice de ces droits sont nombreux: lenteurs et difficultés administratives liées à la reconnaissance des diplômes et compétences, discrimination à l’embauche, situation familiale (familles monoparentales gérées par des femmes)…
Pour maintenir et renouveler cette carte de séjour, elles doivent remplir des conditions: prouver leurs efforts d’intégration, ne pas dépendre des pouvoirs publics et mener pendant 5 ans au moins une vie familiale effective avec la personne rejointe (partenaire ou père).
Leur séjour et les droits que la loi leur reconnaît dépendent donc de la vie commune avec cette personne.
Cette période de cinq ans place les femmes dans une situation de dépendance administrative et de vulnérabilité. Pendant cette période, dans un contexte de violences, la carte de séjour devient une arme, un moyen pour les auteurs de violences de maintenir leur emprise. En effet, la menace du retrait de la carte de séjour, des droits (notamment sur les enfants) et de l’expulsion vers le pays d’origine pouvent être utilisés pour contrôler le comportement ou les déplacements de ces femmes, les empêcher d’avoir une vie sociale, d’étudier ou de travailler.
Des obstacles spécifiques en cas de violences intrafamiliales
Depuis quelques années, les services spécialisés dans l’accompagnement des victimes de violences conjugales, les structures d’hébergement d’urgence et les services socio-juridiques d’aide aux personnes étrangères sont confrontés de plus en plus régulièrement à la situation de femmes migrantes victimes de violences conjugales ou intrafamiliales. Elles sont contraintes de subir cette violence pendant plusieurs années de peur, en quittant le domicile, de se voir retirer leur titre de séjour ou, après avoir fui le domicile, se voient retirer leurs papiers et se retrouvent dans certains cas à la rue.
Si ces femmes ne sont pas plus souvent victimes de violences par partenaire que les femmes belges ou européennes qui résident en Belgique, elles rencontrent des obstacles et des difficultés spécifiques dans leur accès aux outils de protection prévus par la loi belge pour lutter contre les violences faites aux femmes (accès aux centres d’hébergement, aux services de police, aux soins…).
Ces difficultés spécifiques résultent de leur situation individuelle (sentiment de honte face à l’échec du projet conjugal, familial ou migratoire, isolement social et familial, méconnaissance de la langue, du fonctionnement du pays, dépendance financière à l’égard du partenaire ou parent…), mais aussi du cadre règlementaire ou institutionnel qui génère des violences supplémentaires (dépendance administrative engendrée par la loi sur le regroupement familial, accès conditionné aux revenus dans les maisons d’accueil pour victimes de violences, statut migratoire ou de séjour qui prime sur le statut de victime dans la plupart des services de police…).
Un cadre de protection insuffisant face aux violences
La loi sur le séjour prévoit heureusement des exceptions à l’obligation de vie commune pendant 5 ans. Pour la personne venue rejoindre un Belge ou un citoyen de l’Union européenne, le maintien de séjour en cas de séparation du couple peut être demandé dans 3 cas: s’il y a eu mariage ou vie commune pendant 3 ans, dont 1 an en Belgique; si cette personne a le droit de garde ou de visite sur les enfants; si des situations particulièrement difficiles, comme les violences dans la famille, l’exigent. Pour la personne venue rejoindre un ressortissant étranger, la seule exception qui pourra être prise en compte est l’existence de violences dans la famille.
La loi belge sur le regroupement familial permet ainsi aux victimes de violences qui quittent le domicile conjugal ou familial de demander le maintien de leur séjour à l’Office des étrangers.
Mais ce cadre de protection dans la loi sur le séjour des personnes étrangères est rédigé dans la loi comme une exception à la possibilité pour l’Office des étrangers de procéder au retrait du titre de séjour. De plus, il est largement insuffisant et présente des limites qui empêchent une protection effective de toutes les victimes de violences.
Ainsi, les clauses de protection ne protègent pas toutes les victimes. La loi ne permet en effet qu’aux femmes qui se sont déjà vu remettre leur carte de séjour électronique par les autorités, de demander le maintien de leur séjour en cas de départ du foyer violent. Pas à celles en attente d’une décision à leur demande de regroupement familial, ni à celles sous visa en vue de mariage, et encore moins aux femmes sans papiers. S’ajoutent à cela d’autres difficultés: le délai trop court pour envoyer les preuves de violence à l’Office des étrangers, le pouvoir d’appréciation trop large laissé à cette administration non spécialisée en violences, et le manque d’information des victimes et des acteurs de terrain.
Si une circulaire a bien été publiée le 29 novembre 2023 visant « à mieux informer les victimes de violences intrafamiliales ainsi que les divers acteurs concernés sur les clauses de protection existantes en matière de séjour, sur les conditions et sur les procédures à suivre », elle confirme la limitation du champ d’application des clauses de protection prévues par la loi et renvoie à l’introduction de demandes de régularisation pour les situations qui ne seraient pas couvertes.
Ainsi, elle indique que: « La loi du 15 décembre 1980 ne prévoit pas explicitement de protection en matière de séjour dans les situations où la victime de violences intrafamiliales a été autorisée à séjourner en Belgique en vertu de l’article 10bis de ladite loi. De même, les victimes de violences intrafamiliales ne peuvent pas non plus invoquer le droit à la protection en matière de séjour lorsque la demande de regroupement familial est encore à l’examen et que le droit de séjour en tant que tel n’a pas encore été octroyé. Les victimes de violences intrafamiliales qui ont besoin d’une protection mais qui ne relèvent pas du champ d’application des clauses de protection en matière de séjour peuvent introduire une demande d’autorisation de séjour sur la base de l’article 9bis de la loi du 15 décembre 1980. L’Office des étrangers examine ces demandes au cas par cas et dispose d’un pouvoir discrétionnaire pour, le cas échéant, autoriser la victime concernée à séjourner dans le Royaume de manière autonome ».
Or, les clauses de protection devraient être beaucoup plus largement étendues, si la Belgique veut se conformer à ses obligations internationales.
Enfin, les dispositions existantes sont peu adaptées aux réalités des situations de violences conjugales et intrafamiliales et aux besoins des victimes. Celles-ci sont souvent isolées et n’ont pas toujours accès aux informations sur leurs droits et aux services d’accompagnement. Un nombre important de ces femmes ont par ailleurs toujours des difficultés d’accès à un refuge spécialisé, en raison du manque de places et/ou parce qu’elles n’ont pas le titre de séjour exigé et n’ont dès lors pas les ressources financières pour y accéder.
Une politique migratoire et de regroupement familial peu attentive au genre
La Belgique a pourtant pris des engagements, au niveau international, lors de la ratification il y a plus de 10 ans de la Convention d’Istanbul, premier instrument européen contraignant en matière de lutte contre les violences faites aux femmes.
Celle-ci prévoit en effet un principe de non-discrimination, selon lequel toutes les mesures visant à protéger les droits des victimes de violences doivent être assurées sans distinction fondée, par exemple, sur le sexe, le genre, la langue, la religion, l’origine nationale ou sociale, ou encore le statut de migrant·e ou de réfugié·e. Elle impose également aux États de permettre aux victimes de violences, dont le statut de séjour dépend de leur conjoint ou partenaire, de demander un titre de séjour autonome et d’être protégées d’une expulsion en cas de séparation et ce, quelle que soit la durée de la relation.
La Convention prévoit même la délivrance d’un permis de résidence renouvelable aux victimes, lorsque leur séjour est nécessaire au regard de leur situation personnelle et/ou lorsque leur séjour est nécessaire pour coopérer à une enquête ou à une procédure pénale.
En décembre 2020, le GREVIO invitait ainsi les autorités belges à entreprendre « une révision en profondeur des lois et politiques en matière d’immigration afin de les aligner sur les obligations au prévues à l’article 59 de la Convention d’Istanbul ».
Des efforts ont été faits depuis ce rapport, notamment dans le cadre du PAN 2019-2024 qui prévoit un volet spécifique « asile et migration » plus étoffé que les précédents, mais dont la mise en œuvre reste bien insuffisante.
À l’heure actuelle, le titre de séjour dont dispose la victime de violences reste encore déterminant dans l’étendue de la protection à laquelle elle aura accès.
Conclusion
La majorité des femmes migrantes arrivent par regroupement familial en Belgique, ou pour des raisons familiales. La procédure de regroupement familial est depuis toujours utilisée comme une variable d’ajustement pour encourager (dans les années 1950-60), ou dissuader (depuis 1974) les arrivées sur le territoire. La procédure de regroupement familial est aujourd’hui surtout génératrice de violences administrative et institutionnelle. Ces violences viennent s’ajouter aux inégalités et discriminations vécues par les femmes dans le parcours migratoire et en Belgique (précarité du statut, isolement, obstacles à l’emploi et à la formation…), et elles impactent profondément la sécurité, la santé et l’autonomie des femmes.
Depuis plusieurs années, cette procédure est réformée très régulièrement, dans un sens de restrictions des droits et de limitation des arrivées. Si des avancées ont été faites pour que les questions spécifiques aux femmes soient intégrées dans les politiques migratoires, la Belgique a encore du chemin à faire. Il manque à l’heure actuelle de données chiffrées et complètes sur le regroupement familial et son impact sur les personnes, en particulier les femmes, et sur la société dans son ensemble.
Le cadre de protection contre les violences faites aux femmes migrantes reste largement insuffisant, car il exclut bon nombre de femmes en séjour précaire ou sans papiers.