Pour une action interculturelle

Interculturalité: il en fut question avec la Commission du dialogue interculturel (2005), puis dans le cadre des Assises de l’interculturalité (2010). Après deux rapports accouchés au forceps dont il n’est rien sorti, on ne sait toujours pas exactement ce qu’est l’interculturalité.

L’interculturalité n’est ni une valeur, ni une idéologie, ni une politique. C’est un phénomène vieux comme le monde qui est le produit des interactions dynamiques et des rapports de force entre groupes et individus porteurs de cultures différentes. Il n’est pas positif ou négatif a priori; il est, tout simplement. Il implique chacun d’entre nous en tant que sujets porteurs de culture et nous concerne en tant qu’acteurs sociaux et en tant que citoyens.

Le phénomène interculturel est amplifié par la mondialisation capitaliste et l’accélération de la circulation des informations, des marchandises et des personnes. Ce qui produit un stress certain pour toutes les populations concernées. D’un sentiment ambiant d’insécurité peut naître la tentation du repli identitaire, de l’entre-soi sécurisant (et éventuellement sécurisé), mais aussi de la xénophobie. Ce sentiment nourrit les discours racistes et islamophobes des mouvances nationales-populistes, mais il peut aussi inspirer, le plus souvent de manière inconsciente, certaines formes d’affirmation crispée à prétention universaliste.

Dans la cité multiculturelle

L’action interculturelle, c’est le contraire d’une recette. Elle commence par un travail de débroussaillage, de dédramatisation, d’éclaircissement du vocabulaire et de mise en ordre des significations mobilisées. Elle présuppose d’expliciter le point de vue à partir duquel chacun s’exprime. Le nôtre sera celui du travail social de terrain, d’où nous tirons cette conviction: à l’heure actuelle, dans la cité multiculturelle, les grands intitulés “Intégration”, ou “Cohésion sociale” n’ont pas de sens s’ils ne s’appuient pas sur l’action interculturelle.

Celle-ci désigne un vaste ensemble de démarches volontaires, d’attitudes, de compétences, de pratiques sociales et d’outils méthodologiques élaborés sur le terrain et en collaboration avec des chercheurs. Son horizon idéologique est celui de la démocratie participative. Les citoyens de toutes origines y sont considérés comme les protagonistes de la production du social et les acteurs de leur propre “vivre ensemble”. Ils sont a priori les détenteurs d’un pouvoir instituant toujours susceptible de remettre en question l’ordre établi des rapports de force sociaux, culturels et symboliques. Ils ne sont pas réductibles à leurs appartenances ethniques ou communautaires supposées. Expérimentées depuis 30 ans, ces démarches constituent les réponses concrètes aux difficultés interculturelles vécues par les populations immigrées, les travailleurs sociaux et les militants associatifs dans leurs actions d’éducation permanente ou d’alphabétisation, dans leurs dispositifs d’aide, d’accueil, d’insertion…

Compétences sociales et art de vivre

Il s’agissait, et il s’agit toujours, de surmonter des problèmes de méconnaissance et de communication et d’installer des relations de confiance et de respect mutuel en développant chez les acteurs sociaux les savoir-faire et les savoir-être, à savoir les nouvelles compétences sociales qui sont indispensables dans une société dont la multiculturalité est devenue évidente. Cette “scène interculturelle” a permis de modéliser des pratiques, d’élaborer les éléments d’une culture ­commune, bref tout un “art de vivre”, comme l’évoque le chercheur Abdellatif Chaouïte1, qui s’est prolongé dans l’espace le plus intime.

Des amitiés se sont nouées entre des acteurs sociaux d’origines différentes, qui ont appris à ­interroger leurs propres cadres de référence pour investir ce monde commun qu’ils partagent désormais. Des mariages ont eu lieu, des enfants de l’interculturel sont nés, qui grandissent parmi nous et nous bousculent.

Ceux qui vivent cette nouvelle culture de la confiance et du respect expérimentent une alternative vivante aux dérives sécuritaires de la culture dominante, de la peur et de la consommation.

Une prise de conscience croissante

Ainsi s’élaborent de nouvelles compétences qui peuvent aussi être mises à la disposition de fonctionnaires publics qui, comme les travailleurs du secteur associatif, sont confrontés à des comportements et à des modes de pensée qu’ils peinent à décoder faute d’outils adéquats. Les demandes de formation à l’approche interculturelle se multiplient. Elles viennent tant du secteur public (administrations communales et CPAS, prisons, armées, transports…) que du monde associatif (secteur socioculturel, santé, soutien scolaire et alphabétisation…). Les outils qui leur sont proposés n’ont pas pour objet premier de casser la propension à l’entre-soi communautaire. Cet entre-soi est une dimension nécessaire de la vie sociale et il ne saurait être question de la réserver aux “beaux quartiers”. Mais le pari de la coopération interculturelle implique que la possibilité doit être garantie, pour celles et ceux qui le désirent, de sortir de leur milieu social d’origine, de leur “communauté”, de devenir les “passeurs” entre différents mondes sociaux que ces échanges vont transformer et qui ont besoin de ces “passeurs” pour être interconnectés et ne pas s’asphyxier dans leurs impasses spécifiques. L’interculturalité est donc aussi une opportunité de co-évolution pour les individus et les groupes sociaux.

L’action interculturelle n’a rien à voir avec une tribune où “experts” et “témoins” viendront réaffirmer les positions sur lesquelles ils campent pour des raisons sociologiquement évidentes.

Sans doute faut-il insister sur le point de vue critique développé par les acteurs interculturels, aussi bien envers le repli ou l’enfermement communautaire, qu’envers la violence identitaire et l’ethnocentrisme post-colonial d’un projet assimilationniste souvent mal dissimulé sous le discours de l’intégration. S’intégrer a souvent semblé signifier qu’il fallait renoncer à son identité, devenir invisible culturellement, correspondre à une norme incertaine (mais principalement consumériste), alors même que le faciès, la façon de s’habiller ou le simple fait d’habiter certains quartiers continuent à vous désigner à l’arbitraire et à la discrimination. À quelle société idéale s’agit-t‑il donc de se conformer en “s’intégrant”? Du point de vue interculturel, le mot “intégration” n’a de sens que s’il désigne un processus réciproque d’adaptation, de co-inclusion, visant à produire un monde commun.

Le message à faire passer

Enracinée dans le travail de terrain, l’action interculturelle n’a rien à voir avec une tribune où “experts” et “témoins” viendront réaffirmer les positions sur lesquelles ils campent pour des raisons sociologiquement évidentes. Il ne sert à rien de multiplier les grand-messes, les excommunications ou les débats télévisés qui ne font trop souvent qu’alimenter les préjugés réciproques. Cet ersatz d’interculturel, nous n’en voulons plus. Il ne fait que parasiter le travail quotidien (et peu médiatique) qui s’accomplit dans les quartiers, avec les citoyens, les habitants, les familles, les enfants et les personnes âgées, les jeunes indignés par l’actualité internationale, les personnes qui “pètent les plombs”, avec les moyens du bord, beaucoup de courage et de générosité. C’est d’un chantier collectif essentiel qu’il s’agit ici, le chantier de nos identités, de nos capacités à produire un monde commun pour avancer ensemble vers le futur.

Note:
1. Abdellatif Chaouitte, L’intrerculturel comme art de vivre, L’Harmattan, 2007
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