Les migrations sont le symptôme des fractures du monde. Elles n’en sont pas les causes. C’est à ces fractures qu’il faut s’attaquer et pas aux migrants.
Résumons-nous. Les biens circulent librement. Les capitaux circulent librement. Les travailleurs sont loin de circuler librement mais tentent de se déplacer là où ils pourront monnayer leur force de travail plus justement, ou tout simplement la monnayer… On nous pose la question: faut-il les faire venir? Les laisser venir? Avec quel profil et pour faire quoi? Quelle est la place et le devenir du travail et des travailleurs, ceux d’ici comme ceux de là-bas, dans l’économie mondialisée: N’est-ce pas là la vraie question? Notre réponse… se ramène à une autre question: comment, ici et là-bas, les travailleurs peuvent-ils faire face collectivement à la mondialisation néolibérale qui permet aux capitaux de circuler toujours plus vite et facilement mais au service d’opérations de plus en plus spéculatives, de moins en moins ancrées dans l’économie réelle, générant toujours plus de profit avec toujours moins de redistribution vers les travailleurs et les États qui devraient pourvoir aux besoins collectifs grâce à ces parts de richesse redistribuées?
Vous allez nous dire: “On est ici dans une revue sur les questions migratoires et vous nous parlez d’économie!”. Mais peut-on parler des questions migratoires et les comprendre sans se poser des questions de politique économique? Peut-on se pencher sur le symptôme en ignorant la maladie qui les provoque?
Parlons donc des migrations économiques. Là où les travailleurs peuvent correctement monnayer leur force de travail, là où les États remplissent leur rôle au service de la collectivité, notamment en matière de santé et d’enseignement, les populations migrent peu et leur migration ne constitue un problème aux yeux de personne. Mais si l’insécurité – sociale ou civile – devient insupportable, si l’emploi vient à manquer ainsi que toute autre possibilité de subsistance, les populations reprennent la route.
Schématiquement, notre monde est aujourd’hui partagé en 3 grands blocs bien inégaux.
- Les pays industrialisés – Europe du Nord, États-Unis, Canada… – qui ont pu se positionner et se développer historiquement, pour certains, grâce à leurs colonies, à la préemption des matières premières et à la force de travail qu’ils y ont mobilisée gratuitement, pour d’autres, après la décolonisation, grâce au nouvel ordre économique mondial qu’ils y ont imposé .
- Les pays émergents – Chine, Inde, Brésil… – qui prennent le même chemin d’une économie dérégulée, créant toujours plus d’inégalités en leur propre sein, ce qui fait qu’ils continuent aussi à être de grands “producteurs” de migrants.
- Les autres pays qui sont les vaincus de ce nouvel ordre économique mondial et dont les populations ont assisté impuissantes à la destruction de leurs économies mises à mal par l’obligation qui leur a été faite de lever trop rapidement leurs barrières douanières, au démantèlement de leur agriculture, de leur pêche et de leurs moyens de subsistance traditionnels, ce qui précipite une grosse partie de leur population dans la misère, et les obligeant à remonter vers les villes dans lesquelles elle s’est entassée sans pour autant y trouver de quoi subsister dignement. Issus de ces sociétés, les plus entreprenants prennent alors le chemin de l’exil pour aller là où le travail et la prospérité se trouvent.
Quel que soit le bloc auquel on appartient, on se retrouve aujourd’hui, ici et là-bas, dans un paradigme très semblable: un système économique qui ne “roule” pas ou plus au service des populations et qui ne profite qu’à une petite poignée d’individus.
Une même logique économique est à l’œuvre dans ces 3 grands blocs. Elle pèse sur les travailleurs. Cette logique a comme valeur centrale et essentielle l’optimalisation du profit – profit des grands groupes multinationaux et des banques qui ne servent, à tout casser, que quelque 5% des populations concernées. Ceux-là sont les seuls dont les avoirs continuent à augmenter vertigineusement1.
Chair à canon
Dans toutes les guerres, il y a les généraux, les stratèges que l’on protège et la “chair à canon” qu’on n’hésite pas à sacrifier. Dans la guerre de la finance spéculative débridée contre le monde du travail, seuls les “très qualifiés” font l’objet de toutes les attentions et se voient proposer toujours plus d’avantages. Les autres travailleurs constituent la “chair à canon” que l’on n’hésite pas à pressurer toujours plus car elle est interchangeable. Si elle n’est pas contente de ses conditions de travail, d’autres attendent qui seront moins regardants, dans leurs pays d’origine (via la délocalisation) ou ici (via la “délocalisation sur place”).
À qui profite le crime? Il ne faut pas chercher loin: alors que la part des salaires ne cesse de décroître dans le partage des richesses produites, alors que l’austérité s’impose désormais partout, les États ne cessent depuis les années 80 de diminuer la fiscalité sur les revenus du capital et sur les hauts salaires, grevant significativement leurs entrées et leur capacité à assurer correctement l’organisation des fonctions collectives. La petite couche de prédateurs, elle, ne s’est jamais aussi bien portée, ici et là-bas…
Sommes-nous sortis de notre rôle? Nous ne le pensons pas. La question du travail des migrants et des migrations du travail est un peu l’arbre qui cache la forêt. Quelle est la place et le devenir du travail et des travailleurs, ceux d’ici comme ceux de là-bas, dans l’économie mondialisée: n’est-ce pas là la vraie question?