Panique au Sahara

Où l’on découvre qu’avant d’être diabolisé par l’Europe, Khadafi fut un exécutant zélé de sa politique migratoire africaine. Avec pour effet de désorganiser complètement des déplacements nomades qui ne la menaçaient nullement.

Depuis des décennies, les autorités libyennes expulsent régulièrement par voie terrestre des ressortissants d’Afrique subsaharienne arrêtés en situation irrégulière. Cela alors même que Mouammar Kadhafi se faisait le chantre du panafricanisme et appelait régulièrement ses “frères africains” à venir travailler dans son pays. L’immigration africaine avait beau y être tolérée et parfois encouragée, l’entrée sur le territoire libyen par les frontières méridionales n’était que rarement officialisée. Les immigrants, majoritairement originaires du Sahel et dans une moindre mesure du reste de l’Afrique occidentale et centrale, étaient ainsi presque systématiquement maintenus en situation irrégulière, qu’ils franchissent la frontière clandestinement ou non. Cela permettait au régime de justifier officiellement les expulsions collectives qu’il orchestrait ensuite.

En acceptant de mieux contrôler ses frontières maritimes puis terrestres et de reprendre les immigrants irréguliers arrêtés en Italie (ou en mer) et supposés avoir quitté l’Afrique par les ports libyens, Ka­dhafi reconnaissait officiellement le rôle de la Libye comme espace de transit de l’immigration africaine irrégulière à destination de l’Europe.

À partir du début des années 2000, la diplomatie libyenne a trouvé dans cette question migratoire un levier de négociation de première importance avec l’Union européenne (UE) et, de manière bilatérale, avec certains pays d’Europe du Sud. En acceptant de mieux contrôler ses frontières maritimes puis terrestres et de reprendre les immigrants irréguliers arrêtés en Italie (ou en mer) et supposés avoir quitté l’Afrique par les ports libyens, Ka­dhafi reconnaissait officiellement le rôle de la Libye comme espace de transit de l’immigration africaine irrégulière à destination de l’Europe. L’UE allait alors faire du régime libyen l’un de ses principaux partenaires dans sa lutte aveugle contre l’immigration africaine, sans se soucier de sa manière d’agir.

Si les expulsions de ressortissants étrangers ne sont pas un fait nouveau en Libye, elles ont néanmoins lieu dans un contexte géopolitique qui a profondément changé ces dernières années. En effet, les migrations vers et à travers le Sahara central animent cet espace au moins depuis le milieu du XXe siècle, mais elles n’ont été médiatisées et ne sont devenues un enjeu essentiel des relations entre l’Afrique (du Nord) et l’Europe (du Sud) que depuis une dizaine d’années. Au cours de cette décennie, une petite partie des migrants subsahariens qui se rendaient jusque-là en Algérie et en Libye pour y travailler, a commencé à se greffer sur des réseaux migratoires maghrébins afin de rejoindre les côtes européennes. La focalisation des médias et des pouvoirs publics sur ces seuls migrants a alors favorisé l’assimilation de la plupart des circulations de ressortissants d’Afrique subsaharienne au Sahara à des migrations intercontinentales. Or, s’il est vrai qu’une partie des migrants qui arrivent illégalement en Europe du Sud ont effectivement traversé dans un premier temps le Sahara, en revanche une minorité seulement de ceux qui traversent le Sahara essaie de poursuivre leur route jusqu’en Europe.

Malgré cela, le vieux spectre de l’invasion n’a de cesse d’être agité dans une Europe traversée de courants nationalistes et xénophobes, rendant presque inaudible ce que par ailleurs toutes les études démontrent : le fait que les migrations (régulières et irrégulières) de l’Afrique subsaharienne vers l’Europe sont très peu importantes à l’échelle des deux continents, tant en valeur absolue qu’en valeur relative, qu’elles ne concernent pas les populations les plus pauvres et qu’elles ne sont pas motivées par des facteurs uniquement économiques. Tandis que les migrations au Sahara, entre le Sahel et le Maghreb, sont nettement plus importantes en volume et sont économiquement bénéfiques à la fois aux régions de départ, de transit et de destination des migrants puisqu’elles reposent sur une complémentarité ancienne de ces espaces.

Toujours plus au Sud

Pour autant, les représentations partielles et souvent erronées des migrations africaines participent de la tentative de légitimation auprès de l’opinion publique du durcissement généralisé des politiques migratoires, non seulement en Europe mais également en Afrique. La “gestion concertée” des flux migratoires entre les deux continents est dominée par l’approche sécuritaire des Européens, dont l’objectif affirmé est de “renforcer et rendre plus efficace la lutte contre les migrations irrégulières dans les pays d’origine et de transit” (Conférence de Tunis, 2002). Au niveau législatif, cela s’est traduit entre 2003 et 2008 par un durcissement des sanctions à l’encontre des migrants irréguliers arrêtés au Maroc, en Algérie, en Tunisie et en Libye. Parallèlement, cette politique s’est traduite par un renforcement de la surveillance et des contrôles de plus en plus loin vers le sud. Tout d’abord au niveau des côtes méditerranéennes et atlantiques de l’Afrique, notamment via la création de l’agence Frontex. Puis les regards se sont progressivement tournés vers les espaces sahariens, peu à peu considérés en Europe comme des zones prioritaires de lutte contre l’immigration irrégulière. Plusieurs grands projets de “coopération” financés par l’UE y sont depuis mis en œuvre. Des fonctionnaires européens de police tentent ainsi d’équiper des postes frontière sahariens en matériel informatique afin de pouvoir contrôler et ficher toute personne traversant ce désert. Ces dispositifs doivent permettre de renvoyer “le plus en amont possible”, c’est-à-dire jusque dans le désert, ceux qui seront éventuellement contrôlés, un jour, quelque part, en situation irrégulière. Et ils permettent surtout, dès à présent, de refouler sur le champ ceux qui ont déjà été contrôlés en situation irrégulière ailleurs.

Des fonctionnaires européens de police tentent ainsi d’équiper des postes frontière sahariens en matériel informatique afin de pouvoir contrôler et ficher toute personne traversant ce désert.

Un système migratoire intra-africain

Ces politiques migratoires impulsées par les Européens entravent de plus en plus la circulation des individus sur les routes transsahariennes. Elles ont en effet entrainé une augmentation du coût des transports transfrontaliers, mais aussi du montant des taxes illégales prélevées par les autorités locales en cas de contrôle (policiers, militaires, douaniers). Nombreux sont ainsi ceux qui se retrouvent bloqués un temps à Gao au Mali, Agadez ou Dirkou au Niger, ou encore Faya au Tchad, faute de moyens suffisants pour poursuivre leur route. Sans possibilité d’aller plus avant ni de retourner chez eux, ces migrants peuvent rester plusieurs semaines, voire plusieurs mois, là où leur voyage a momentanément pris fin. Ils sont alors obligés de trouver localement de quoi reconstituer un pécule. Or, à la différence du Sahara maghrébin, le marché de l’emploi des localités du Sahara méridional est toujours très limité pour les étrangers de passage. Dans un contexte général de chômage et de pauvreté, les migrants ont du mal à se faire embaucher et les rares emplois qui leur sont proposés sont généralement sous-payés. Rares sont ceux qui réussissent à valoriser leurs compétences professionnelles. La plupart ne sont qu’épisodiquement employés à la journée pour effectuer des travaux de manœuvre – construction de briques en argile, creusage de puits, chargement de camion – pour des salaires d’environ 1.000 à 2.000 FCFA par jour (soit 1,50 à 3 euros). D’autres, plus rarement, réussissent à se faire envoyer de l’argent via des systèmes formels ou informels de transfert monétaire.

Au bout d’un moment, la plupart des migrants arrivent à reprendre leur route. Certains sont alors refoulés par les militaires qui patrouillent au niveau des frontières des États du Maghreb ou sont arrêtés un peu plus loin, à l’intérieur des pays, placés un temps en camp de rétention dans des conditions déplorables, puis expulsés. D’autres réussissent néanmoins à s’installer en Algérie ou en Libye. Après quelques mois ou quelques années de travail, ils repartent généralement vers leur pays d’origine, ramenant avec eux argent et marchandises.

Finalement, il s’avère difficile d’évaluer l’incidence des politiques migratoires sur le volume des flux de circulation au Sahara, volume qui semble relativement stable depuis de nombreuses années. En revanche, il apparaît clairement que les parcours des migrants deviennent toujours plus difficiles, risqués et onéreux. L’intervention extraterritoriale de l’UE et de certains de ses membres participent activement de la dégradation des conditions de circulation au Sahara et perturbent ainsi tout un système migratoire intra-africain ancien, qui ne les concerne que de façon marginale.

Julien Brachet est l’auteur de Migrations transsahariennes. Vers un désert cosmopolite et morcelé, Éditions du Croquant, 2009.

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