Opinion – Lutte contre les mariages de complaisance: sans cesse renforcée, jamais mesurée

Ce 23 septembre, la lutte contre les unions de complaisance a été renforcée par de nouveaux instruments légaux. Cette loi, votée en juin dernier, donne plus de temps aux administrations pour procéder à de nouvelles enquêtes avant de célébrer le mariage, étend cette lutte aux cohabitations légales de complaisance et renforce lourdement les sanctions pénales à l’encontre des personnes qui se sont mariées sans avoir l’intention de partager un projet de vie commune. Une opinion parue sur Lalibre.be ce 9 octobre 2013.

Selon les nombreuses réactions politiques dans les médias, cette nouvelle loi offrirait des outils innovants dans le cadre de la lutte contre la fraude au mariage, phénomène qui, selon les mêmes responsables politiques, aurait pris davantage d’ampleur ces dernières années.

Cet enthousiasme laisse pourtant perplexe les spécialistes de la matière, ainsi que les acteurs de terrain qui ne constatent rien de tel. L’affirmation même selon laquelle la fraude au mariage est un phénomène en inquiétante augmentation n’est pas étayée par des données fiables. Ils sont d’ailleurs nombreux, parmi ces acteurs de terrain, à déplorer le déficit de chiffres qui ne permet pas d’évaluer l’importance réelle de la fraude au mariage. En 2011, en effet, la Commission européenne avait invité les Etats membres à préciser et à quantifier les situations d’abus dans les dossiers de regroupement familial1. Peu de pays avaient pu avancer de données objectives et, lorsque de tels chiffres étaient rapportés, ils étaient assez faibles. La majorité des pays, dont la Belgique, avaient fourni des réponses approximatives du type: “les mariages de complaisance adviennent régulièrement”, “il y a eu certains cas de mariages de complaisance, les mariages de complaisance sont un problème”2.

Lorsque des données statistiques sont avancées, en Belgique, ce sont en général les chiffres de l’Office des étrangers qui quantifient le nombre de mariages dits suspects. Par “mariage suspect”, on entend le mariage que l’officier de l’état civil refuse de célébrer pour des motifs de suspicion de simulation ou le mariage célébré à l’étranger que l’autorité belge refuse de reconnaître pour les mêmes raisons. Ces données ne prennent pas en compte les recours judiciaires introduits, à la suite de telles décisions, auprès du juge civil. Or, celui-ci contredit régulièrement la décision de l’administration. Il en résulte que ces chiffres sont nécessairement surévalués.

Outre le déficit d’informations sur l’ampleur de la fraude au mariage, c’est le manque de réflexion globale sur la relation conjugale transfrontière qui pose problème. Ainsi, une étude de l’Université de Gand met en exergue un changement de comportement dans le choix du partenaire par les migrants de première génération: ils choisissent de moins en moins un partenaire dans leur pays d’origine. Cette tendance est encore plus nette chez les migrants de la seconde génération. Et ce renversement de la courbe se marque dès 2006 soit avant la mise en œuvre des importantes réformes qui ont limité l’accès au regroupement familial, en 2007 et en 20113.

La nouvelle législation a été adoptée dans l’émotion, comme les textes qui l’ont précédée, sans se fonder sur des données exactes et précises, sans se préoccuper des intrusions dans la vie privée et affective des individus que ces mesures impliquent et sans évaluer l’efficacité du dispositif existant.

La nouvelle législation a été adoptée dans l’émotion, comme les textes qui l’ont précédée, sans se fonder sur des données exactes et précises, sans se préoccuper des intrusions dans la vie privée et affective des individus que ces mesures impliquent et sans évaluer l’efficacité du dispositif existant. La lutte contre les mariages blancs n’est en effet pas un phénomène récent. Depuis 1999, le législateur a confié aux officiers de l’état civil le soin de débusquer les fraudes au mariage en modifiant le Code civil et en adoptant une circulaire ministérielle. Ces instruments n’ont pas fait l’objet d’une évaluation approfondie, et la réforme ne fait en réalité qu’ajouter une couche à ce dispositif prenant l’apparence d’une usine à gaz, sans confier davantage de moyens aux autorités en charge de la lutte contre la fraude. Les parquets des différents arrondissements judiciaires sont pourtant engorgés. De leur côté, les services communaux sont investis d’une mission délicate et particulièrement inconfortable: débusquer les situations de complaisance en amont de la célébration du mariage, tout en garantissant le droit absolu au mariage, protégé par la Convention européenne des droits de l’Homme. En effet, il n’y a que l’absence de projet de vie commune de la part d’au moins un des époux qui permet de déterminer la fraude et non simplement l’obtention d’un avantage en matière de séjour pour l’un des conjoints. Pour ce faire, l’officier de l’état civil doit sonder la volonté réelle des époux avant de célébrer leur union.

Mais l’effet le plus néfaste de la réforme est qu’elle risque de renforcer la stigmatisation frappant les couples mixtes, dont la grande majorité n’a jamais nourri le projet d’abuser de la législation en matière de mariage. Ces couples qui regrettent de n’être pas assez entendus, font souvent part d’un sentiment de suspicion généralisé porté à leur encontre. Ils soulignent aussi le caractère disparate et obscur des pratiques administratives qui divergent d’une commune à une autre, accroissant le sentiment d’insécurité juridique. A ce constat, la nouvelle loi ne répond pas et les lacunes d’ores et déjà recensées risquent de persister, voire de s’accentuer. En effet, il est à craindre que le postulat non étayé qui inspire la loi ne renforce la subjectivité des autorités chargées de jauger la volonté des conjoints. Faute d’encadrement adéquat, la stigmatisation pourrait bien l’emporter sur la liberté fondamentale qu’a tout être humain de se marier et de fonder une famille.

Isabelle Doyen, directrice de l’ADDE et Bruno Langhendries, juriste à l’ADDE (Association pour le droit des étrangers)
Fred Mawet, directrice du CIRÉ (Coordination et initiatives pour réfugiés et étrangers)
Alexis Deswaef, président de la Ligue des droits de l’Homme.

 

1. Livret vert de la Commission européenne relatif au droit au regroupement familial des ressortissants de pays tiers résidant dans l’Union européenne (Directive 2003/86/CE), 2011, COM(2011) 735 final, http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=COM:2011:0735:FIN:FR:PDF.
2. Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, Rapport annuel Migration 2012, p. 86.
3. J. LIEVENS, B. VAN DE PUTTE, K. VAN DER BRACHT et F. CAESTECKER, “Trends in partnerkeuze van eerste en tweedegeneratiemigranten in België: partnerkeuze van personen woonachtig in België met een migratieachtergrond, 2001-2008. Met bijzondere aandacht voor de bevolkingsgroep van Marokkaanse en Turkse herkomst in België”, Universiteit Gent, 2013.

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