Parmi les 165.000 personnes qui ont tenté de traverser la Méditerranée en 2014, les Érythréens figurent au deuxième rang des nationalités des pays d’origine. Haben, 28 ans, est l’une des leurs.
Haben voulait devenir “quelqu’un de bien”. Après des études en agriculture à Mendefera, au sud de l’Érythrée, elle comptait exercer son métier. Mais l’État la destine à l’armée. Caractéristique de cette dictature que des spécialistes qualifient de “Corée du Nord africaine”: l’armée rythme la vie des gens. Le service militaire de 18 mois est obligatoire dès 17 ans pour les garçons et les filles, condition sine qua non pour continuer des études supérieures. Ce n’est pas tout. Dans ce régime hautement militarisé, ils peuvent être appelés à reprendre les armes pour une durée indéterminée. “Ça me rend folle! Le gouvernement décide pour moi. Ma vie ne m’appartient pas. C’est dur d’être soldat: physiquement, financièrement, mais aussi mentalement. Que des ordres, et des punitions excessives si tu refuses de céder aux ardeurs sexuelles des gradés.“
Haben n’en veut pas. La nuit du samedi 7 janvier 2012, elle s’enfuit. “Sans rien dire à ma mère, parce qu’elle m’aurait retenue, je suis allée chez ma grand-mère qui vit près de la frontière occidentale. Au prix de 1.200 dollars, j’ai pu rejoindre un groupe avec un guide pour traverser la frontière soudanaise. Une marche de 7 heures.” Selon les chiffres de l’ONU, sur une population de 5 millions d’Érythréens, un million se sont “évadés” depuis 2004. Au moins 1.000 fuyards par mois.
Un plan de voyage?
Contrairement à des migrants d’autres nationalités qui, grâce aux réseaux sociaux, connaissent les circuits fréquentés et certains écueils à éviter, Haben n’a pas de trajet à suivre, pas de contact à appeler. “Dans mon pays, on n’a pas de connexion internet comme ici. On doit se cacher. Je n’avais qu’un seul plan: être libre.” Elle avait juste entendu un vague écho de l’immigration d’Éthiopiens organisée par Israël. Haben la chrétienne ignore qu’il faut être juif pour s’installer en Israël, que les femmes doivent y prester un service militaire de 22 mois, et que le pays est loin de vivre en paix. Quand elle l’apprend, elle se fixe alors au Soudan, à Khartoum, où elle rencontre son futur mari. Mais sa situation reste incertaine; si la police l’attrape, elle pourrait la renvoyer au pays, direct en prison.
Ils conduisent très vite, sans stopper, pour ne pas se faire repérer par la police. On a peur. On a faim. Certaines sont malades. D’autres tombent du camion qui ne s’arrête pas.
Le couple décide de partir le 4 juillet 2014. Khartoum, le Sahara, Tripoli, puis l’Europe, soit 1.600 dollars par personne pour un voyage éprouvant. Haben et son mari sont comme deux boules de flipper malmenées dans un jeu d’enfer. “Hommes et femmes sont séparés. Nous étions 110 dans le camion, serrées comme des sardines. Ils conduisent très vite, sans stopper, pour ne pas se faire repérer par la police. On a peur. On a faim. Certaines sont malades, vomissent. D’autres tombent du camion qui ne s’arrête pas. Je suis arrivée en Libye en six jours. Le camion de mon mari n’a jamais atteint le but. J’ai attendu une semaine. Je n’osais pas questionner les chauffeurs, j’avais peur qu’ils me tirent une balle dans la tête. Je pouvais juste pleurer en moi-même et prier pour que mon mari soit en prison. Pour rejoindre l’Italie, j’ai dû avancer 1 800 dollars. Un type s’est rendu chez ma mère qui a dû vendre son or, je suppose… Ils m’ont laissée monter sur un bateau avec 620 personnes. En quatre jours, nous avions atteint je ne sais quelle ville de Sicile.“
Nulle trace administrative
Incapable d’entrer dans les détails, Haben raconte comment elle a pris un bus avec 12 autres femmes et 3 garçons. Un homme sans uniforme les a ensuite conduits dans une maison, leur a donné quelques pommes avant de disparaître. Unanime, le groupe s’est décidé: “Si on reste ici, on va peut-être mourir. On part.” Aussi sont-ils montés sur Rome, dans l’espoir de retrouver “les leurs”. En dépit du Règlement de Dublin (voir encadré) dont l’Italie est pourtant signataire, la Questura n’a pas enregistré l’entrée de la jeune Érythréenne, comme tant d’autres candidats: ni dossier, ni photo, ni empreintes digitales. La péninsule est dépassée. Ses capacités d’accueil sont surchargées et les arrivants n’ont aucune garantie d’être hébergés.
Pas de regrets
Haben aurait pu mourir de soif dans la mer de sable, ou noyée en Méditerranée. “J’ai accepté de mettre ma vie sous le signe d’un point d’interrogation. Je ne regretterai jamais d’avoir quitté mon pays, même si le voyage s’est passé au péril de ma vie, même si ma famille et mon quartier me manquent. J’ai cru que je pourrais vivre au Soudan, mais je me suis trompée: l’Afrique sera toujours l’Afrique. En débarquant en Sicile, je me suis sentie heureuse. J’ai respiré profondément: je pensais que le pire était derrière moi! Je croyais encore que mon mari me rejoindrait. Tout allait s’arranger puisque que j’étais arrivée dans un pays éduqué et développé. Mais j’ai vécu une semaine dans la rue. Les nuits romaines sont froides…“
Une multitude d’associations caritatives a pris le relais de l’État. Des bénévoles quadrillent ainsi les rues, distribuant du riz chaud, du lait, du pain. Mais pas tous les jours. Pour Haben, pas question de vivre sans être hébergée. Puisque l’Italie saturée ne traite pas sa demande d’asile, elle ira voir ailleurs. Elle reçoit les tarifs: 350 euros la Belgique, 700 le Danemark, 1.200 la Suède. Elle choisit le moins cher et rallie ainsi Bruxelles en train, avec un passeur qui connait le moyen d’esquiver les contrôles.
Aujourd’hui, en rêvant sur son oreiller, tout en attendant la décision de pouvoir rester ici ou d’être transférée en Italie, en vertu du Règlement de Dublin, Haben se voit reprendre des études de vétérinaire. “En général, l’Italie accepte les demandeurs d’asile érythréens, en revanche elle ne nous aide pas à nous lancer dans notre nouvelle vie. Le soutien est meilleur ici. Si la Belgique me refoule, j’irai en appel.” La partie de flipper n’est pas terminée.