Quand les droits de propriété intellectuelle s’opposent au droit à la santé: le difficile accès aux médicaments essentiels sous gouvernance mondiale du brevet.
Avec la création de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en 1948 et l’apparition d’une gouvernance mondiale de la santé, celle-ci s’est imposée comme un droit fondamental de l’être humain et le droit pour chacun d’accéder aux médicaments essentiels a été reconnu. Pourtant, on ne saurait ignorer la montée en puissance d’une autre gouvernance mondiale, celle de la propriété intellectuelle sous l’égide de l’Organisation mondiale du commerce (OMC, anciennement Gatt). Cette gouvernance a connu une étape majeure en 1994 lors de la ratification de l’accord sur la protection des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (Adpic).
Intérêts industriels vs droit à la santé: quel impact sur le Sud?
Ce renforcement des Droits de propriété intellectuelle (DPI) intervient dans un contexte marqué par un écart sanitaire préoccupant entre pays du Nord et pays du Sud et un paradoxe de taille. Les pays d’Afrique et d’Asie du Sud-Est qui rassemblent 37% de la population mondiale et supportent plus de 50% de la charge mondiale de morbidité auraient absorbé seulement 2% des dépenses de santé dans le monde. En comparaison, les pays de l’OCDE, comptant pour 20% de la population mondiale et supportant moins de 10% de la charge mondiale de morbidité, auraient absorbé 90% de ces dépenses. Somme toute, si les dépenses de santé sont concentrées au Nord, les infections le sont au Sud.
C’est pourquoi, les interrogations sont pressantes concernant la capacité des pays du Sud à assurer le droit à la santé et l’accès aux médicaments essentiels sous renforcement sensible des DPI. Tout spécialement, on questionne sérieusement la capacité des pays membres de l’ONU à réduire cet écart sanitaire en œuvrant significativement pour trois de ses objectifs de développement pour le millénaire définis en 2000. De fait, qu’il s’agisse de réduire la mortalité infantile, d’améliorer la santé maternelle ou de lutter contre le VIH/Sida, le paludisme et d’autres infections prégnantes au Sud, les inquiétudes sont vives de voir l’accès aux médicaments essentiels entravé par une protection inconsidérée des brevets.
Une gouvernance menaçante des DPI
En pratique, l’Adpic introduit le brevet sur le médicament pour une durée minimum de 20 ans dans les pays en développement (PED) membres de l’OMC. Durant cette période, tout détenteur d’un brevet dispose d’un monopole sur son innovation et la production d’un médicament générique plus abordable est prohibée. Aussi, avec l’introduction du brevet au Sud, on peut légitimement craindre une prolifération des monopoles, une hausse des prix et une atteinte non négligeable à l’accessibilité des médicaments.
Avec l’introduction du brevet au Sud, on peut légitimement craindre une prolifération des monopoles, une hausse des prix et une atteinte non négligeable à l’accessibilité des médicaments
Mais du côté de l’OMC, on se veut rassurant. Les pays du Sud entendent satisfaire des objectifs de santé publique. Des flexibilités sont donc prévues dans l’Adpic: des dispositions légales permettent de contourner les brevets pour satisfaire ces objectifs. Ainsi, rien n’interdit aux PED de recourir aux importations parallèles, c’est-à-dire de s’approvisionner sur un marché étranger où un médicament serait commercialisé à un prix plus abordable. De plus, ils peuvent recourir aux licences obligatoires (LO) et autoriser la production locale d’un médicament générique moins cher pour traiter une urgence nationale ou mettre un terme à des pratiques monopolistiques de la part du détenteur d’un brevet qui consisteraient à fixer des prix prohibitifs ou rationner le marché. De surcroit, depuis 2003, tout pays incapable de produire localement un médicament, peut délivrer une LO et demander à une entreprise installée dans un pays tiers de produire et d’exporter vers son territoire un médicament générique plus abordable. Enfin, rien ne s’oppose à ce qu’un pays privilégie des critères de brevetabilité limités pour les médicaments ou introduise des mécanismes de contrôle de leurs prix pour promouvoir l’accessibilité.
Pourtant, trop souvent les pays du Sud font face à des pressions considérables pour les empêcher d’user de ces flexibilités et limiter leur capacité à promouvoir le droit à la santé, l’accès à des médicaments essentiels plus abordables.
Des efforts colossaux pour promouvoir le droit à la santé
Sous pressions internationales, le Brésil s’est conformé à ses obligations sous Adpic en 1997 et non en 2005 au plus tard comme prévu dans l’accord. En modifiant sa loi sous le regard avisé des États-Unis, le pays a renoncé à son droit légitime de recourir aux importations parallèles et à la possibilité de se fournir ailleurs en médicaments plus abordables.
De même, lorsque le Maroc a modifié sa loi sur le brevet en 2004 et 2006, il a dû tenir compte de ces obligations sous Adpic et se plier, qui plus est, aux requêtes des États-Unis dans le cadre d’un accord de libre-échange censé promouvoir le commerce entre les deux pays. Le Maroc a alors renoncé à la possibilité légale de recourir aux importations parallèles en adoptant une disposition “Adpic +”, c’est-à-dire une disposition qui va bien au-delà des obligations prévues sous Adpic. Il se trouve aujourd’hui dans l’impossibilité de se fournir ailleurs en médicaments plus abordables. À cette même occasion, le pays a adopté des dispositions qui permettent en pratique d’étendre la durée du brevet au-delà des vingt ans requis sous Adpic.
Quand la Thaïlande s’est montrée soucieuse d’assurer la soutenabilité de son programme d’accès universel et gratuit aux antirétroviraux mis en place en 2003, elle a dû faire face aux pressions des États-Unis attentifs à la protection des intérêts de leurs multinationales. Pour réaliser une économie de 100 millions de dollars sur cinq ans et passer à un nombre de 100 000 patients pris en charge, la Thaïlande a délivré ses premières LO en 2007 pour accéder à des antirétroviraux plus abordables. Les États-Unis ont alors menacé le pays de sanctions commerciales douloureuses pour l’inciter à faire marche arrière. Par ailleurs, au début des années 90, la Thaïlande avait créé un organisme chargé de contrôler le prix des médicaments brevetés. Sous pressions des États-Unis, l’organisme avait vu ses prérogatives progressivement restreintes pour finalement disparaître à la fin des années 90, abrogeant toute mesure visant à améliorer l’accessibilité des nouveaux médicaments.
Le chemin est ardu pour tout pays du Sud qui entend œuvrer pour l’accessibilité des médicaments tant les pressions internationales sont vives pour soumettre le droit à la santé à la protection des Droits de propriété intellectuelle.
Enfin, lorsque l’Inde limite en 2005 la brevetabilité des médicaments sur son territoire, elle entend octroyer des brevets uniquement pour de réelles innovations. Elle décrète alors que les nouveaux usages ou les nouvelles indications thérapeutiques de médicaments déjà connus ne constitueront pas de réelles innovations et ne seront donc pas brevetables. En conséquence, des demandes de brevet ont été rejetées au motif que les médicaments concernés ne proposaient pas véritablement d’innovations thérapeutiques. Ainsi, la demande de brevet pour un antirétroviral a été rejetée, ce qui a permis aux patients d’y accéder pour 440 dollars par an sous version générique contre 5700 dollars par an sous sa version de marque. Depuis, l’Inde est sous la pression des multinationales et de leurs gouvernements respectifs qui réclament une brevetabilité plus large des médicaments. Tenace, l’Inde s’est empressée, par ailleurs, de soutenir le recours au LO. Il y a quelques mois, une LO a été délivrée pour un médicament contre le cancer dont la production générique locale devrait permettre une baisse du prix de 97%. À toute fin utile, l’Inde examine actuellement la mise en place d’un organisme chargé de contrôler le prix des médicaments brevetés.
Ces quelques faits démontrent combien le chemin est ardu pour tout pays du Sud qui entend œuvrer pour l’accessibilité des médicaments tant les pressions internationales sont vives pour soumettre le droit à la santé à la protection des DPI.
Quelles perspectives pour le droit aux médicaments?
Contrairement aux incantations des pays du Nord, la mise en place d’une gouvernance mondiale de la propriété intellectuelle n’est pas chose rassurante, tant s’en faut. Hélas, on serait tenté de dire que les pays du Sud ne sont pas au bout de leurs surprises tant les efforts des pays du Nord sont colossaux pour imposer une protection de plus en plus forte de la propriété intellectuelle et, ce faisant, de plus en plus préjudiciable à la promotion de la santé publique au Sud.
En témoigne l’Accord commercial anti-contrefaçon signé par huit pays en 2011 (États-Unis, Australie, Canada, Corée du Sud, Japon, Maroc, Nouvelle-Zélande et Singapour). Cet accord pourrait bien, sous couvert d’une lutte contre la contrefaçon, obstruer la libre circulation des médicaments génériques légalement produits et exportés par l’Inde et porter un coup fatal aux efforts entrepris par les pays du Sud pour améliorer l’accessibilité aux médicaments.
De même, la signature imminente d’un accord de libre-échange entre l’Inde et l’Union européenne pourrait bien avoir pour effet de limiter l’activité des producteurs indiens de médicaments génériques et les empêcher de continuer à jouer un rôle majeur pour l’accessibilité des médicaments essentiels au Sud. Certaines clauses de type “Adpic +” pourraient bien être adoptées, prolongeant ainsi les monopoles des multinationales et retardant d’autant la commercialisation de médicaments génériques plus abordables dans les pays du Sud.
Les obstacles s’empilent de façon alarmante pour qui veut promouvoir le droit à la santé au Sud tant les efforts déployés par les pays du Nord pour imposer des DPI plus forts dans le monde sont importants.