Matonge: de la distinction au stigmate

Jusqu’à la fin des années 50, la présence congolaise en Belgique est relativement limitée. Hormis quelques domestiques ayant suivi leurs maîtres, des engagés volontaires lors des deux guerres mondiales ou encore des métis, enfants de colons placés dans des foyers, aucune “communauté” congolaise n’est identifiable…

En 1947, l’Institut national de statistiques recense dix Congolais en Belgique. Avec l’Exposition universelle de 1958, de nombreux Congolais venant de chacune des régions de la colonie vont se rendre à Bruxelles. Mais ce n’est qu’à partir de l’indépendance, en juin 1960, qu’une présence collective deviendra visible.

Les formes d’investissement de l’espace social et territorial de la Belgique par les Congolais, au lendemain de la colonisation, ne correspondent en rien aux catégorisations actuelles de l’immigration. C’est seulement à partir de la fin des années 80 que l’on pourra parler d’une immigration économique. Or, dès les années 60, les Congolais commencent à venir en Belgique dans un cadre estudiantin, diplomatique, “touristique” ou commerçant. De façon progressive, un territoire dans la Ville de Bruxelles va être investi par les Congolais, résidents ou en transit, autour de quelques points de concentration.

Jusque là, plusieurs lieux dans la capitale belge permettaient aux Congolais de se retrouver (Gare du midi, Saint-Josse-ten-Noode…), mais c’est à proximité de la porte de Namur, de l’Ambassade du Congo et sur la ligne de bus conduisant à l’Université libre de Bruxelles (ULB), que va se constituer un territoire nommé Matonge, du nom d’un quartier très animé de Kinshasa (capitale de la République démocratique du Congo), où “l’ambiance” bat son plein de jour comme de nuit. Le Petit Matonge de Bruxelles naît dans les années 70, dans la commune d’Ixelles. Il se constitue autour de trois points de concentration des Africains: un centre d’accueil et d’hébergement, la Maison africaine, situé rue Alsace-Lorraine; une boîte de nuit, le Mambo, chaussée de Wavre, et une galerie, les galeries d’Ixelles. Si la “griffe” de ce quartier chic et animé est congolaise, d’autres nationalités sont toutefois repérables dès son émergence. Ainsi, dans les établissements commerciaux, quelques Belges, Haïtiens, Guinéens ou encore un Capverdien sont présents à un moment donné dans l’histoire de ce quartier, qui devient une véritable mosaïque dans les années 90 lorsque Pakistanais, Libanais, Rwandais, Sénégalais, Camerounais ou encore Latino-américains investissent l’espace marchand.

Lieu de rencontre et de commerce, Matonge est à son origine un lieu de passage et de festivités pour des Congolais qui viennent d’ailleurs: qu’il s’agisse d’autres communes bruxelloises, d’autres villes de Belgique ou d’Europe ou encore du Congo. C’est la particularité de ce quartier dans Bruxelles. Lieu incontournable des festivités congolaises, il est fréquenté par les étudiants de l’ULB ou de Liège, par des diplomates africains, par des hommes d’affaires, des femmes commerçantes et en permanence par des “touristes” fortunés: l’argent circule, les visas circulent et les gens circulent.

La constitution du Matonge bruxellois

En 1960, Monique Vanderstraeten-Wayez, dont le frère est missionnaire en Afrique, crée la Maison africaine (asbl) d’abord à Bruxelles, puis à Charleroi, Liège et Anvers. Dans la capitale, la Maisaf comme on l’appelle, déménagera trois fois en raison du nombre croissant d’étudiants. D’une capacité d’environ cinquante personnes en 1960 à Saint-Josse, elle accueille depuis 1969, rue Alsace-Lorraine, près de cent résidents. Pour une somme modique, elle offre le gîte et le couvert mais aussi un espace social et culturel. Les étudiants peuvent se retrouver dans la salle collective (musique, télévision…), organiser des conférences thématiques dans une salle prévue à cet effet ou encore inviter des orchestres et organiser des fêtes. Dans les années 70, les Maisons africaines de Charleroi, Liège et Anvers ferment à cause de restrictions budgétaires de l’État. Seule la Maisaf de Bruxelles reste ouverte, rachetée par les présidents Mobutu (République démocratique du Congo, ex-Zaïre) et Houphouët Boigny (Côte d’Ivoire) qui en feront don à sa directrice.

À Matonge, on vient aussi pour voir et pour être vu, sorte de jeu théâtral où la “sape” offre au regard une expression de la modernité urbaine kinoise dans un contexte postindépendance et postcolonial.

Du côté de la porte de Namur, à quelques rues de la Maisaf se dessinent, dès 1968, les prémices de Matonge, avec l’ouverture d’une boîte de nuit chaussée de Wavre qui sera rebaptisée “Le Mambo” quelques années plus tard. Dirigé dès 1972 par le Congolais Henri Kadiebwe et son épouse belge, Madeleine D’Hoerane, cet établissement deviendra une référence sans équivalent en Europe pour les Congolais résidant à Bruxelles et les diplomates africains.

Deux ou trois années après l’ouverture du Mambo, un autre point de concentration se constitue dans la galerie d’Ixelles. Les galeries chics d’Ixelles vont commencer à être désinvesties par les commerçants belges au profit des galeries de la Toison d’or, qui viennent d’être inaugurées. C’est alors que Papa Jean (Lubanda), dont le beau-père Jean Médard avait ouvert dans la galerie un magasin de pagnes peu rentable, transforme le commerce en un petit café, le nganda “Matonge”1. On y trouve de la bière congolaise, la Primus ou la Skol, ainsi qu’une petite restauration typique. À partir de ce moment, on parle de Matonge pour désigner cet espace dans la ville, qui sera par la suite identifié comme le quartier congolais de Bruxelles.

Matonge, un quartier “select”

Les commerçants belges quittent la galerie à l’exception de quelques uns. Les commerces congolais font de très bonnes affaires: la galerie est de plus en plus louée par des commerçantes congolaises. Sur la chaussée de Wavre, Aziza ouvre un petit café à la sortie des galeries. Puis s’installent des salons de coiffure, des salons de beauté pour “peau foncée”, des boutiques de sous-vêtements chic, de prêt-à-porter ou de pagnes. D’autres cafés et ngandas viennent composer ce nouveau paysage commercial. Les rues avoisinantes sont aussi investies, au-delà même de l’actuelle délimitation de Matonge. “C’était la belle époque, c’était classe, quand on allait dans les galeries, c’était un peu comme quand on allait au théâtre. On n’y allait pas n’importe comment” se souvient Nicole, qui a créé le premier salon de coiffure il y a plus de trente ans.

À Matonge, on vient aussi pour voir et pour être vu, sorte de jeu théâtral où la “sape” offre au regard une expression de la modernité urbaine kinoise dans un contexte postindépendance et postcolonial où se redéfinissent les marqueurs de distinction et d’entre soi. Chez Nicole, on découvre par exemple les coiffures dernier cri, rapportées tout droit des États-Unis: la coupe Michael Jackson, la permanente américaine, des tissages alors méconnus ou les coupes plateau de Carl Lewis, et bien sûr les produits ou les soins alors introuvables en Europe (casques à vapeur…). Pendant ce temps, le Mambo anime les nuits bruxelloises au son de la rumba congolaise, faisant découvrir aux Belges la musique africaine et aux Congolais les derniers tubes, sortis le matin même à Kinshasa. Haut lieu des réjouissances congolaises, il est fréquenté par une population huppée. À la clientèle estudiantine se greffe rapidement celle des hôtesses d’Air Zaïre (la compagnie nationale du Zaïre-République démocratique du Congo), des diplomates, des artistes, des hommes d’affaires et des hommes politiques congolais, mais aussi belges.

Lorsqu’on parle de “monument” à l’égard du Mambo, on fait référence à une époque et à un univers difficilement imaginables au temps de l’immigration, dans les années 90. Chanté par plusieurs stars de la musique congolaise, telles Franco Luambo, Mayaula ou encore Johnny Bokelo, Henri du Mambo voit alors défiler des grands noms de la politique congolaise qui dépensent sans compter le temps d’une soirée. Air Zaïre a cinq vols par semaine, toujours remplis de fonctionnaires, d’hommes politiques et de commerçants congolais. “Les mobutistes m’appelaient le matin de “Kin”, pour me dire qu’ils seraient là le soir et passeraient le week-end à Bruxelles, la plupart des dignitaires du régime ayant acheté cash des maisons secondaires notamment à Uccle, Waterloo ou Rhode-Saint-Genèse“, explique Henri Hockins. De façon cocasse, ce patron, lumumbiste de la première heure, condamné à mort par contumace en 1978 par Mobutu2, est devenu le confident de ces clients mobutistes qui firent du Mambo leur établissement attitré. Mais le bruit et les voitures d’un luxe insolent stationnant devant le Mambo, furent aussi souvent, pour ne pas dire régulièrement, l’objet de visites et de descentes policières, qui auraient abouti à une fermeture de l’établissement, en l’absence des clients belges dont les fonctions permirent à plusieurs reprises, de mettre un frein à la brutalité des “contrôles de routine”.

Matonge à l’heure de l’immigration

Les années 80, qui sont celles du début de la crise socio économique au Zaïre générée par la gouvernance mobutiste (1965-1997)3, mettent sur les routes de l’exil les Congolais(es) par dizaine de milliers. Les grands pillages militaires de septembre 1991 et de janvier 1993 marquent un tournant radical. Accentuée par la guerre d’agression burundo-ougando-rwandaise, cette “crise” prend une nouvelle tournure à partir de 1996. Une toute autre forme de présence congolaise se développe alors en Belgique avec des réfugiés politiques ou économiques. On évalue à environ 60.000 le nombre de Congolais en Belgique, tous statuts confondus.

Deux dynamiques s’opposent: celle de la volonté de “gentrification” de ces quelques rues situées entre la porte Louise et les Communautés européennes et celle d’un multiculturalisme encore à élaborer.

Le standing des galeries Matonge se dégrade petit à petit et le pouvoir d’achat chute. Commence à se poser, en outre, le problème d’une jeunesse désœuvrée issue de l’immigration, zonant et dealant dans la galerie, puis dans la rue Longue Vie que les Congolais rebaptisent “le couloir de la mort”. Les commerçants qui veulent garder leur clientèle haut de gamme sortent de la galerie. Plusieurs se déplacent chaussée de Wavre, rue de Dublin ou rue de la Paix. D’autres ferment. Le nom de Matonge n’est plus porteur, désormais associé à l’image négative véhiculée par les médias qui montrent régulièrement un quartier ravagé par la délinquance “noire” et juvénile. En 2001, un jeune d’origine africaine présumé dealer, Fofolo, est abattu après une poursuite par la police alors qu’il n’est pas armé. Cet événement crée des émeutes et interpelle les pouvoirs publics qui préconisent dorénavant une approche “préventive”. La “cellule Matonge”, bureau de police de proximité, est installée dans la galerie. Elle incite les commerces à se constituer en association et à faire des propositions, qui porteront sur la sécurisation et la revalorisation des lieux. En 2002, un jeune Congolais, venant des États-Unis, est tué dans la galerie par une bande de jeunes Congolais belges. À la demande des usagers du quartier, le bourgmestre signe alors un arrêté qui impose la fermeture de la galerie par des grilles et l’installation d’un système de vidéosurveillance4. Les associations locales comme l’Observatoire Ba Yaya (les aînés) développent en amont une prévention auprès des jeunes, sorte d’interface entre les “jeunes issus de l’immigration” et la police.

Matonge entre gentrification et multiculturalisme

Si des mesures sont prises par les pouvoirs publics pour sécuriser Matonge et par les acteurs associatifs pour réinventer Matonge sur un mode multiculturel, il n’en demeure pas moins une image stigmatisante. Les commerces des rues avoisinantes refusent d’être associés à Matonge, qui ne regroupe plus que les galeries d’Ixelles, la chaussée de Wavre, la rue Longue Vie, la rue Alsace-Lorraine, une partie de la rue de la Paix et la rue de Dublin. Et pourtant, l’arrêt de bus situé chaussée d’Ixelles indique Matonge-Porte de Namur. Dans cette évolution territoriale et sociale, deux dynamiques s’opposent: celle de la volonté de “gentrification” de ces quelques rues situées entre la porte Louise et les Communautés européennes et celle d’un multiculturalisme encore à élaborer pour que Matonge redevienne attractif, mais auquel les Congolais ayant connu le beau Matonge ne croient guère.

L’histoire de ce quartier reste à faire dans la restitution des processus de mobilité qui ont sous-tendu cet investissement territorial inédit. Car si, à terme, Matonge est condamné, comme le dit la rumeur, c’est peut-être en raison du faible investissement des premiers Congolais dans l’immobilier. Matonge s’est constitué dans des dynamiques de circulation et non d’installation. Pourquoi? Parce que jusque dans les années 80, et au-delà, les Congolais n’auraient jamais imaginé résider de façon durable en Europe. n

Notes
Ce texte est une synthèse d’un article publié en 2008 dans les Cahiers de la Fonderie.
 
1    Le “nganda” est un bar-restaurant, plus souvent tenu par des femmes.
2    Il s’agit du procès Kalume qui a mis en cause une quarantaine d’officiers et des civils. Une quinzaine de personnes ont été exécutées, accusées d’avoir fomenté un coup d’État contre le président Mobutu.
3   L’extravagance des dépenses faites à Matonge offre une illustration éclatante à l’échelle microscopique de la gestion mobutiste du bien public.
4   Cette mesure, unique dans l’espace de la ville, ne satisfait pas tous les commerçants, certains y voyant un traitement particulier et “inégal”.
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