Quatre phases se distinguent dans la politique migratoire de la Belgique depuis la Deuxième Guerre mondiale. On passe d’une phase d’appel, où l’on a fait venir des travailleurs, au “stop migratoire”, puis à l’”Europe Forteresse”…
Phase 1
De 1945 à 1974: immigration de travail par contingents
L’appareil productif de la Belgique, et notamment l’industrie lourde principalement localisée dans le sillon industriel wallon (mines de charbon, sidérurgie), sort presque indemne de la Deuxième Guerre mondiale. Pour le faire tourner, le recours à l’importation de travailleurs est indispensable. La Belgique l’organisera d’abord avec les pays encore sous-industrialisés de l’Europe du Sud, puis se tournera vers le Maroc et la Turquie. Ainsi, l’immigration qui se déroule tout au long des “Trente Glorieuses” est presque totalement organisée et maîtrisée, sur base de conventions bilatérales.
Elle présente cinq temps forts. La première vague concerne les Italiens. Entre 1946 et 1949, environ 77.000 travailleurs italiens arrivent en Belgique dans le cadre d’un accord bilatéral. La deuxième vague a lieu entre 1956 et 1957. Durant cette période, des accords bilatéraux sont signés avec l’Espagne (3.400 arrivées) et la Grèce (7.800). La troisième vague intervient à la suite du rapport du démographe français Alfred Sauvy sur les besoins démographiques de la Wallonie (1962): plus de 263.000 “inactifs” (épouses et enfants) viennent rejoindre les travailleurs masculins entre 1961 et 1970. La société prend progressivement conscience que la migration de travail débouche sur une migration de peuplement, que les “immigrés” s’installent durablement et qu’ils ne repartiront plus.
Entretemps, des accords bilatéraux avec le Maroc et la Turquie sont signés en 1964. C’est la quatrième vague. Marocains et Turcs constituent désormais les principaux groupes nationaux d’origine extra-européenne présents sur le territoire belge. La cinquième vague débute en 1968 avec la libre circulation des travailleurs dans le cadre de l’Europe des six.
Phase 2
De 1974 à 1983: “stop migratoire” et intégration des immigrés
La crise pétrolière sonne le glas de cette période d’immigration. L’année 1974 marque la fin des “Trente glorieuses” et de l’immigration économique qui les a accompagnées. Avec l’apparition d’un chômage massif endogène, il sera mis un terme à toute importation de main d’œuvre étrangère. Mais pour repartir sur des bases assainies, la Belgique procède alors à une campagne de régularisation des étrangers en séjour illégal qui concernera plus de 7.000 personnes. À partir de 1999, les principaux leviers de la politique migratoire vont être transférés à l’Union européenne, dont le territoire couvre désormais la plus grande partie de l’Europe occidentale. Par la suite, les frontières étant fermées, les flux d’entrée vont effectivement progressivement décroître de 1974 à 1983. Cette année-là, le solde migratoire sera même négatif.Les deux premières phases de la politique migratoire se caractérisent donc par la maîtrise des flux et consacrent l’efficacité des politiques proactives. Elles s’accompagnent d’une attitude positive à l’égard des migrants qu’on a fait venir durant la première phase en s’appuyant sur un large consensus national et qu’on décide de mieux “intégrer” ensuite durant la deuxième phase. Cette intégration semble à ce moment-là beaucoup moins problématique qu’elle ne l’est aujourd’hui. Chaque “chef de famille” est au travail, et le travail reste la plus efficace des “machines à intégrer”.
Phase 3
De 1983 à 1999: l’Europe forteresse
À partir de 1984, les flux migratoires vers la Belgique reprennent vigoureusement. Officiellement pourtant, les frontières sont toujours fermées à la migration. Le chômage est toujours aussi massif et l’économie, qui s’enfonce dans la récession provoquée par le choc pétrolier de 1974 avant d’en sortir lentement, ne manifeste toujours aucun besoin d’un apport de main d’œuvre extérieure.
Toutefois, dans les plis de la crise économique, on voit se développer une économie parallèle dont le besoin de main d’œuvre “au rabais” se fera vite sentir. Les phénomènes migratoires entrent alors progressivement dans l’ère de la mondialisation. Petit à petit, un marché migratoire parallèle se met en place. Il s’appuie sur une meilleure diffusion de l’information (avec les débuts d’Internet et de la télévision par satellite) et bénéficie de la démocratisation du transport, notamment aérien. Ces nouvelles circonstances permettent l’élaboration de véritables stratégies migratoires, individuelles, mais aussi et de plus en plus collectives. Ainsi, alors qu’on aurait pu s’attendre à ce que le regroupement familial ne sorte ses effets que pour la première génération de migrants, il va devenir la principale porte d’entrée des migrations légales, toutes générations confondues, et ce, sans interruption jusqu’à ce jour. En même temps, les demandes d’asile, dont le nombre était au plus bas en 1983 (2.048 demandes, reconnues à plus de 80%), vont exploser pour atteindre un pic de 42.691 en 2000 avec des taux de reconnaissance inférieurs à 10%.
Pourtant, durant toute cette période, le discours produit – et démenti par les chiffres – est celui de l’Europe forteresse. Désormais, il ne s’agit plus prioritairement d’intégrer les migrants, mais de les dissuader d’arriver, voire de les en empêcher physiquement. Diverses mesures législatives qui témoignent de ce climat voient le jour à cette époque telles que la “loi Gol” limitant l’inscription des étrangers dans quelques communes où un prétendu seuil de tolérance aurait été jugé dépassé par l’autorité politique (28.06.1984), la création des centres fermés pour étrangers en séjour illégal en vue de leur expulsion (18.07.1991), la “loi Vande Lanotte” introduisant dans la législation le délit d’aide aux personnes au séjour illégal (04.04.1996).
Dans ce contexte, la mort au cours de son expulsion de Semira Adamu, jeune demandeuse d’asile nigériane, victime de brutalités policières, marque un point d’inflexion notamment par l’effet de son impact sur l’opinion publique.
Phase 4
De 1999 à aujourd’hui: l’”approche globale”
À l’issue des élections législatives de juin 1999, la coalition dite “arc-en-ciel” dirigée par Guy Verhofstadt (VLD) est mise en place. Parmi les marques du changement, la déclaration gouvernementale manifeste le souci d’une politique migratoire rééquilibrée. Ce rééquilibrage se traduit par la loi du 22 décembre 1999 qui permettra la régularisation de quelque 42.000 personnes en séjour illégal. Ce changement d’attitude ne s’explique pas par un ralentissement des flux qui aurait permis d’en revenir à l’ancienne attitude au prétexte que la menace d’être “envahi” aurait diminué.L’ouverture très prudente à la migration économique, qui pousse les États européens à attirer les “migrants utiles”, a pour contrepartie un renforcement des contrôles sur l’immigration irrégulière et, plus largement,sur l’immigration “non choisie”. Au contraire, on assiste à partir de 1999 à une accélération des flux d’entrée. La cause de ce revirement est politique. À partir de 1999, les principaux leviers de la politique migratoire vont être transférés à l’Union européenne, dont le territoire couvre désormais la plus grande partie de l’Europe occidentale. Et le discours que tient celle-ci et que recouvrira le terme d’”approche globale” tranche avec la rhétorique de l’”immigration zéro”. Ce transfert est organisé par le Traité d’Amsterdam qui entre en vigueur le 1er mai 1999 et qui prévoit “la mise en place dans les cinq ans d’un espace commun de liberté, de sécurité et de justice, y compris une politique commune d’immigration et d’asile”. Dans la foulée, un important sommet se tient dans la ville finlandaise de Tampere (15 et 16 octobre 1999). À cette occasion, le Conseil européen “reconnaît la nécessité d’un rapprochement des législations nationales relatives aux conditions d’admission et de séjour des ressortissants de pays tiers, fondé sur une évaluation commune tant de l’évolution économique et démographique au sein de l’Union que de la situation dans les pays d’origine”.
Une “approche globale” à deux vitesses
Toutefois, les différents volets de cette politique commune ne se développent pas à la même vitesse. On avance incontestablement quand il s’agit de prendre des mesures liées à l’asile (comme l’adoption du règlement dit de Dublin II qui perfectionne le mécanisme de la détermination de l’État responsable d’une demande de protection internationale) ou à la sécurité (comme la création en 2004 de Frontex, agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures). Par contre, l’ouverture à la migration économique qui constitue l’autre volet de la dite “approche globale” s’est longtemps heurtée à la mauvaise volonté des États, très réticents à aliéner sur ce terrain une part de leur souveraineté.
L’année 2008 sera celle du basculement. Désormais, tandis que l’Union européenne adopte la directive Blue cards qui permet d’encadrer de manière souple le recrutement sur la scène internationale de travailleurs hautement qualifiés, la plupart des États européens décident de s’ouvrir à une nouvelle migration économique nécessitant des politiques proactives. En Belgique, le besoin d’une nouvelle migration économique est affirmé dans la note de politique générale du nouveau gouvernement en mars 2008. La prise de conscience de l’importance désormais reconnue de la question migratoire se marque par la création inédite d’un ministère de la migration et de l’asile, attribué à la libérale flamande Annemie Turtelboom1. Cette orientation est résumée dans le Pacte européen sur l’immigration et l’asile adopté par le Conseil européen en octobre 2008 sous présidence française. Mais la crise financière, qui atteint le continent en décembre, remettra à plus tard les velléités d’ouverture économique manifestées dans ce document.
Ambivalence migratoire
Lors de la phase 1 (1945-1974), le gouvernement belge, à l’instar des gouvernements des pays voisins, avait ouvert les frontières à la migration. Lors des deux phases suivantes (1974-1999), il les avait fermées. La politique migratoire telle qu’elle se dessine aujourd’hui est intrinsèquement ambivalente: certaines portes fermées sont à nouveau ouvertes tandis que certaines portes entrouvertes se referment. L’ouverture très prudente à la migration économique, qui pousse les États européens à attirer les “migrants utiles”, a pour contrepartie un renforcement des contrôles sur l’immigration irrégulière et, plus largement, sur l’immigration “non choisie”. Ces contrôles sont aujourd’hui largement sous-traités aux pays de la périphérie de l’Europe, sommés de jouer les gardes-frontières sous peine de mesures de rétorsion économique.