La voie belge

“L’intégration est un échec”. C’était le 13 octobre 2002, sur le plateau de l’émission dominicale Controverses de RTL-TVI. Une petite phrase, lâchée par Daniel Ducarme, alors président du Mouvement réformateur, qui donne le ton de la campagne électorale à venir. On n’y coupera plus désormais: un tabou a sauté.

Dans les colonnes du Soir (15 octobre), Daniel Ducarme précise sa pensée: “L’intégration a échoué! C’est visible. Il suffit d’entendre les communautés d’origine étrangère; beaucoup disent: “On ne se sent pas bien là”. Et, de l’autre côté, pas mal de ceux que j’appellerais des Belges de souche disent: “On ne sent plus tellement chez nous”. (…) L’intégration n’a pas pris. Nier l’évidence n’a jamais servi à rien. [Or,] il existe un socle commun de valeurs, que tout le monde doit partager. Dans ce socle commun de valeurs figurent notamment la neutralité de l’État ou l’égalité hommes-femmes. Mais quand j’entends certains propos tenus par des représentants de la communauté islamique, je dis qu’il y a un sérieux problème. Les politiques doivent se rendre compte que le mal-être vécu par les uns et les autres est un problème essentiel à appréhender et à résoudre.” Une charge contre le “politiquement correct” qui refuserait de voir la réalité en face, dont certains démagogues se sont fait depuis une spécialité. Et surtout: la description d’une société en termes de “nous” (les “Belges de souche”) et “eux” et une interprétation des tensions sociales en termes de “choc des cultures”.

Intégration sociale

La riposte ne traîna pas. Le même jour est publié un texte intitulé “Intégrons la richesse d’une société multiculturelle”1. Il est signé par une brochette de personnalités issues de la gauche et du centre, du monde syndical, scientifique et associatif2. Pour elles, “Monsieur Ducarme n’a pas compris que les malaises sociaux et les tensions parfois vives dans les quartiers précarisés sont d’abord le produit non pas d’un prétendu “choc des cultures”, mais de difficultés sociales et économiques auxquelles sont exposés ceux qui y vivent, sans distinction de leur nationalité.”Et aussi: “Monsieur Ducarme n’a pas compris que l’aspiration de chacun, Belge comme immigré, c’est de vivre en harmonie avec la culture de ses parents, avec ses convictions religieuses et en fonction de ses projets personnels. C’est là une valeur centrale pour une démocratie ouverte et tolérante.”

Enfin: “Vivre ensemble pour des personnes et des communautés d’origine et de cultures diverses comme l’intégration sociale et la lutte contre toutes les formes d’inégalité constituent des défis permanents pour nos démocraties. Il est capital de s’attaquer prioritairement à toutes les formes de ghettoïsation et à l’insécurité qu’elles engendrent, dans les quartiers, dans les écoles, ou au travail. En d’autres termes, contrairement à ce que déclare Monsieur Ducarme, il ne s’agit pas d’un problème de communautés, mais d’intégration sociale.”

Intégration sociale: le mot est lâché. Nos sociétés sont socialement en pleine désintégration. Face à l’accroissement rapide des inégalités de tous ordres, des “politiques d’intégration” ou de “cohésion sociale” qui tentent de corriger à la marge les dégâts d’un système sur lequel la décision politique semble n’avoir aucune prise n’ont pas beaucoup plus d’effets qu’un emplâtre sur une jambe de bois. La réponse à Daniel Ducarme met justement en évidence le lien qui relie “l’intégration des immigrés” qui ne concernerait qu’eux à “l’intégration de la société” qui concerne tout le monde: l’un ne va pas sans l’autre, l’un ne peut se penser sans l’autre.

Le processus s’inverse

Pendant vingt ans, jusqu’au début des années 80, on a pu avoir l’illusion qu’une bonne insertion socio-économique réglerait tous les problèmes présents et à venir. Les travailleurs immigrés, recrutés par la Belgique pour combler son déficit de main-d’œuvre, avaient tous un emploi et accédaient à un niveau de vie dont ils n’auraient pu rêver dans leur pays d’origine. Le travail n’est-il pas la voie royale pour une intégration réussie ? Sans aucun doute. Est-elle suffisante ?

Il est capital de s’attaquer prioritairement à toutes les formes de ghettoïsation et à l’insécurité qu’elles engendrent, dans les quartiers, dans les écoles, ou au travail.

Ceux qui l’affirmaient négligeaient le fait que les immigrés de la première génération n’étaient pas des citoyens. Ils n’étaient, comme disaient les Allemands, que des gastarbeiters, des travailleurs invités, ayant peu de droits, n’ayant pas vocation à rester et n’ayant donc rien à revendiquer au surplus. Quand, en 1974, le choc pétrolier provoqua l’apparition du chômage de masse, il fut mis fin à l’immigration du travail. À partir de ce moment, le processus s’inversa. Les immigrés, puis leurs enfants, furent les premières victimes de la montée du chômage qui exacerba la concurrence pour l’emploi entre divers groupes de population. Pour alimenter cette concurrence, le racisme devint une arme dont certains personnages politiques s’emparèrent. D’autre part, une nouvelle génération, née ici, accédant à la nationalité belge, maîtrisant parfaitement les langues nationales, n’était plus prête à “raser les murs” comme la précédente et souhaitait s’affirmer avec son propre bagage identitaire articulé sur la notion de “double culture”. Du malaise né de cette affirmation surgit le concept d’intégration comme une injonction adressée aux seuls “étrangers” dont le comportement était pointé comme la source du problème.

Pluralisme

Pour mettre bon ordre dans ce concept fourre-tout, le Commissariat royal à la politique des immigrés (voir encadré) proposa cette définition en 19893:

“Ce concept d’intégration:

1. part de la notion d'”insertion” répondant aux critères suivants:
a. assimilation là où l’ordre public l’impose;
b. promotion conséquente d’une insertion la plus poussée conformément aux principes sociaux fondamentaux soutenant la culture du pays d’accueil et tenant à la “modernité”, à l'”émancipation” et au “pluralisme confirmé” dans le sens donné par un État occidental moderne;
c. respect sans équivoque de la diversité culturelle en tant qu’enrichissement réciproque dans les autres domaines;

2. va de pair avec une promotion de l’implication structurelle des minorités aux activités et objectifs des pouvoirs publics”.

Le Commissariat royal à la politique des immigrés (1988-1993)

Créé en novembre 1988 par le gouvernement Martens, le Commissariat royal à la politique des immigrés est l’ancêtre de l’actuel Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme (CECLR). Il avait pour mission de proposer aux différents départements ministériels du gouvernement fédéral, mais aussi aux Communautés, aux Régions et aux pouvoirs locaux un ensemble de mesures visant à favoriser l’intégration des personnes d’origine étrangère, principalement dans les domaines de l’emploi, du logement et de l’enseignement.

Cette définition, parfois imprécise, dessinait une position intermédiaire entre deux “modèles” également rejetés: le modèle multiculturaliste anglo-saxon et le modèle assimilationniste français. La référence au “pluralisme confirmé” prend tout son sens en Belgique, où la pratique du pluralisme est une seconde nature. Or, il faut bien constater que la philosophie du pluralisme à la Belge ne s’est pas étendue à la culture et à la religion principale des minorités issues de l’immigration. Celles-ci constituent-elles une menace, comme certains l’affirment, ou bien cette fermeture n’est-elle pas plutôt la marque d’une société dé­stabilisée dans sa propre identité et ayant perdu confiance en l’avenir ?

Il faut bien constater que la philosophie du pluralisme à la belge ne s’est pas étendue à la culture et à la religion principale des minorités issues de l’immigration.

Vingt ans après, cette définition de l’intégration peut-elle encore servir ? Pour Jean-Marie Faux, un vétéran de la lutte antiraciste, la réponse est affirmative, à condition de lui fournir un mode d’emploi. “Le respect de la loi, si on le comprend comme son application correcte et impartiale, a comme corollaire immédiat le respect des personnes auxquelles la loi s’applique. De toutes les personnes, quelles que soient leur apparence, leur origine, leurs références culturelles. À l’intérieur de ce cadre et sur le fondement de ce respect, il n’est pas interdit d’espérer qu’émerge peu à peu une convergence sur des “principes sociaux fondamentaux”. Ils ne seront peut-être plus tout à fait les mêmes, n’auront plus exactement les expressions qu’ils avaient il y a vingt ou trente ans, on verra peut-être coexister des manières un peu différentes de concevoir l’émancipation, le pluralisme confirmé et, finalement, la modernité. Le débat, peut-être vif, n’est pas exclu. Mais il n’est pas fatal qu’il conduise à des anathèmes mutuels définitifs.4

Notes:
1 Le texte complet: http://www.mrax.be/Communiques/reponseaducarne.htm
2 André Antoine (CDH), Pino Carlino (CSC-wallonne), Jean Cornil (PS), Elio Di Rupo (PS), Isabelle Durant (Écolo), Abraham Franssen (sociologue), Richard Fournaux (CDH), Pierre Galand (CNCD), Henri Goldman (revue Politique), Mario Gotto (Vista), Carole Grandjean (MRAX), Evelyne Huytebroeck (Écolo), Thierry Jacques (MOC), Véronique Jamoulle (CNCD), Raymond Langendries (CDH), François Martou (MOC), André Mordant (FGTB), Véronique Oruba (MOC), Joëlle Milquet (CDH), Jacky Morael (Écolo), Philippe Moureaux (PS), Mahfoud Romdhani (PS), Géraldine Pelzer-Salandra (Écolo), Laurette Onkelinx (PS), Benoît Scheuer (sociologue), Pierre Verjans (ULG), Jean-Claude Vandermeeren (FGTB wallonne), Jean-Jacques Viseur (CDH)3 Commissariat royal à la politique des immigrés, L’intégration: une politique de longue haleine. Volume I: Repères et premières propositions, Bruxelles, novembre 1989, pp. 38-39.
4 Jean-Marie Faux, L’intégration: une définition obsolète ?, Document d’analyse et de réflexion, Centre Avec, 2008.
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