Notre couverture sociale face à la maladie est, dit‑on, parmi les plus performantes d’Europe. Mais il suffit d’observer les files d’attente devant les maisons médicales pour se rendre compte du chemin à parcourir pour que cette couverture soit véritablement universelle, c’est-à-dire applicable à tous. Que faire? Comment prendre en compte les impératifs de santé publique d’une façon à la fois responsable, éthique et généreuse?
Le droit d’accès pour tous aux soins de santé implique qu’existent les conditions générales permettant de prévenir, de soigner la maladie et de restaurer sa santé personnelle et cela dans des environnements favorables à la santé à titre collectif.
A comme… accès garanti aux soins
Quels sont donc les obstacles de fond empêchant les populations en situation précaire, notamment les populations immigrées, de bénéficier d’un accès équitable et universel aux soins? Ils sont d’abord financiers, bien sûr, en raison du coût des prestations médicales et des médicaments. Ils sont aussi en partie culturels – les attentes et représentations de la santé influant sur la façon dont les différentes catégories de population ont recours aux soins – et parfois géographiques, lorsque par exemple l’absence de transports publics limite l’accès aux centres de soins.
Mais plus encore, les obstacles sont structurels. Aujourd’hui, l’impact sur la santé des conditions de logement, de la place des individus dans la hiérarchie sociale, des niveaux éducatifs est bien démontré. En faire fi, c’est se priver de plus de 50% des leviers d’intervention possibles pour améliorer l’état de santé de la population, en particulier de celle dont les conditions de vie sont précaires.
S comme… solutions?
Le forfait à la capitation fonctionne depuis 30 ans dans les Maisons médicales en milieu populaire. Mieux que le tiers payant, la pratique du forfait permet de soigner les franges de population parmi les plus défavorisées, et cela sans dérive des coûts, ainsi que le démontrent les évaluations respectives de l’Institut de gestion et d’aménagement du territoire de l’ULB (Igeat) et de l’Inami1.
Cela dit, forfait ne veut pas dire gratuité dans la mesure où les budgets des soins de santé sont alimentés dans le cadre de la sécurité sociale par les cotisations sociales. Mais la transaction financière est levée pour le patient et la garantie de paiement assurée pour le prestataire.
Toutefois, le droit universel à la santé ne concerne pas uniquement le droit d’accès aux soins stricto sensu. Il implique la mobilisation concomitante de politiques publiques et d’activités de secteurs diversifiés de l’activité sociale, comme le logement, le revenu minimum, l’éducation. C’est là l’ambition d’équité et d’efficience qu’on peut exiger d’une politique de santé qui devrait s’inscrire davantage transversalement dans notre vie sociale.
A comme… AMU
Pour les populations les plus précaires, celles qui n’émargent pas à la sécurité sociale, la législation belge a institué l’Aide médicale urgente (AMU): dans les textes, son offre est plutôt satisfaisante si on la compare aux dispositions en vigueur dans les autres pays européens. La loi permet en effet d’ouvrir le champ d’intervention tant aux soins qu’à la prévention2.
Dans les faits, la pratique semble détricoter les intentions: de nombreuses ONG soulignent la méconnaissance de ces dispositions par les usagers mais aussi par nombre de professionnels. Elles évoquent un véritable dédale administratif entrainant des délais qui pervertissent la notion d’urgence médicale.
Il faut corriger les disparités existant entre CPAS: leurs limites territoriales entraînent une répétition des procédures, une discontinuité de l’aide et une offre inéquitable sur le territoire régional.
Les vraies urgences vont à l’hôpital, c’est clair, mais les demandes de soins non urgents au sens strict y vont aussi. Ces détours sont pervers. Ils conduisent à traiter des otites en salle d’urgence, au risque d’y contracter une bactérie résistante et entrainent des surcoûts inutiles liés à l’utilisation de la structure hospitalière.
S comme… subsidiarité
Rétablir un principe de subsidiarité et un échelonnement du recours aux différents niveaux du système de santé serait positif en termes de santé publique, d’intégration sociale et même d’économies budgétaires.
Concrètement, il pourrait s’agir de mettre en place les mesures suivantes: sur base des conditions de vie, ouvrir le droit à une carte santé, d’emblée, sans attendre l’épisode de maladie ou “l’urgence”. Identifier un médecin traitant comme référent obligé actif dans le secteur ambulatoire. Payés au forfait et gardiens d’un DMG+3, ces professionnels devraient être suffisamment nombreux pour partager la charge de ces accompagnements.
Mais il faut aussi corriger les disparités existant entre CPAS: leurs limites territoriales entraînent une répétition des procédures, une discontinuité de l’aide et une offre inéquitable sur le territoire régional. La conférence des CPAS est d’ailleurs bien consciente de ces disparités et a entamé des démarches d’harmonisation concernant notamment les listes de médicaments remboursés par leur soin.
On perçoit cependant bien les limites de ce dispositif dans lequel les CPAS sont à la fois les clés de reconnaissance des conditions du droit à l’AMU et les clés d’accès aux soins pour ces populations: ne serait-il pas judicieux de scinder ces deux fonctions dans la mesure où elles n’obéissent ni aux mêmes exigences ni aux mêmes temporalités?
S comme… solidarité
On voit bien en outre qu’indépendamment des sollicitations par le public des sans-papiers, les CPAS sont saturés par les effets directs ou indirects de la “crise”: l’augmentation du nombre de chômeurs et bientôt de chômeurs non indemnisés, l’augmentation du coût du logement et de l’énergie conduisent à un recours accru à l’aide sociale. Le résultat est que ce sont les communes les plus pauvres qui font face au plus grand nombre de demandes d’aide de toutes catégories et qui ont à gérer leur plus gros accroissement. D’évidence, les dotations du fédéral sont globalement insuffisantes et, par ailleurs, elles ne couvrent pas certains frais comme les avances des coûts des soins, des dépenses de personnel ou encore des frais de loyer. La redistribution des obligations solidaires entre communes s’inscrirait dans la logique fondatrice de la sécurité sociale. Ces requalifications sont indispensables pour permettre davantage d’efficience et d’équité.
S comme… santé publique
Comme dans les autres pays européens, la situation sanitaire des migrants en situation irrégulière se heurte en Belgique à des contradictions entre, d’un côté, les politiques restrictives d’immigration et d’asile et, de l’autre, les droits de l’Homme affirmés par les conventions nationales et internationales. La lutte contre l’immigration illégale est devenue le centre de l’action communautaire européenne en matière d’immigration. Les pays de l’Union européenne s’accordent à privilégier une immigration sélective s’adressant aux migrants qualifiés et très qualifiés, laissant pour compte tous ceux qui n’ont guère d’autres choix que de quitter leur pays, souvent dans la clandestinité, avec les incertitudes qui en découlent.
Ces politiques de lutte contre l’immigration illégale induisent de facto une précarisation délétère au plan de la santé de ce groupe de population. On connaît par exemple cette fatigue psychologique décrite médicalement sous l’appellation de “syndrome d’Ulysse” qu’éprouvent des personnes se trouvant en situation de précarité, avec des perspectives incertaines pour l’avenir, dans un pays de culture étrangère.
Ne pas prévenir ni prendre en charge les problèmes de santé rencontrés par les migrants sans papiers, reviendrait de fait à mettre en péril notre propre situation de santé. D’une part en risquant de laisser se développer des maladies ou épidémies non maîtrisées, d’autre part, en devant faire face à des augmentations d’hospitalisation pour des pathologies graves qu’une prévention efficace aurait pu éviter.
S comme… société
L’obsession de la maîtrise des flux migratoires, les discours sur l’abus et la fraude sont devenus des leitmotive justifiant la réduction des droits fondamentaux de la personne, dont le droit à la santé. Cet état d’esprit et les dispositions qui en découlent ont aussi des répercussions sur le comportement des professionnels de santé qui voient leur respect de simples règles de déontologie être dénoncé comme un engagement coupable ou encore un angélisme irresponsable.
Tous ces éléments nous amènent à affirmer que la jouissance des droits fondamentaux ne doit pas être subordonnée aux préoccupations économiques et sécuritaires des politiques d’immigration. De même, les droits de la personne humaine doivent faire partie des objectifs politiques de la santé publique. C’est pourquoi il faut décliner des politiques de santé indépendamment des politiques d’immigration.
Développer l’universalité de l’assurance maladie, pérenniser notre système d’assurance maladie solidaire, améliorer l’accès à la prévention et aux soins pour tous, tout cela relève du renforcement de notre modèle social. C’est parce qu’elles sont inscrites dans la solidarité et le sentiment d’appartenance à une collectivité que nos politiques sociales ont pris en charge tous les usagers précaires, y compris ceux que leur situation économique empêche de cotiser. En exclure telle ou telle catégorie de population reviendrait à mettre en péril ce modèle lui-même.
La priorité de santé publique n’est pas qu’une question de santé: c’est aussi une priorité éthique, juridique et économique, de cohésion sociale.