Quel est le lien entre certaines “bandes urbaines africaines” qui sévissent à Bruxelles et une histoire coloniale restée opaque? La question est complexe. Que vient faire le passé colonial dans le mal-être de cette jeunesse en perte de repères?
À Bruxelles, de 2002 à 2014, pas moins de 35 meurtres par coups de couteau ont été perpétrés entre jeunes de “bandes urbaines africaines” rivales. Qui sont ces ados? Pour la plupart, ce sont des enfants de parents congolais. Pour la plupart, ils sont nés en Belgique et ne connaissent de leurs racines que peu d’éléments, confus, partiels, mythifiés.
Si la délinquance traverse toutes les couches de la société, en quoi la violence de ces groupes de jeunes se distingue-elle? D’après Mireille-Tsheusi Robert, administratrice déléguée de l’Observatoire Ba YaYa (asbl d’encadrement pour jeunes), “cette violence s’exerce “entre-soi”. C’est le symptôme d’un mal être profond lié à une histoire coloniale passée sous silence.
C’est le symptôme d’un mal être profond lié à une histoire coloniale passée sous silence
Les jeunes reproduisent sur leur communauté la violence qui s’exerce sur eux dans la société belge. Propre à la Belgique, cette “auto mutilation communautaire” qui pousse parfois ces jeunes au meurtre – sans qu’il s’agisse d’affaire de drogue ou de règlements de compte liés à de l’argent – ne s’observe pas dans d’autres pays, comme le Canada ou la France où la diaspora congolaise est pourtant plus importante. De cette période coloniale, les parents ne disent mot, pensant n’avoir à transmettre que des récits d’humiliation. Une thématique aussi absente à l’école… Certes, les programmes scolaires proposent d’y aborder l’histoire de l’Afrique. Alors qu’il s’agit d’une histoire belge. Les jeunes ressentent la gêne de ce tabou et sont ainsi amenés à rechercher l’information par leurs propres moyens, notamment sur le net, un terrain non balisé qui exige du discernement.
Sentiment d’infériorité
Comment ces jeunes bruxellois peuvent-ils apprécier avec justesse une situation et des faits qui ne leur sont pas contés? Le silence accentue la gêne. Pour Mireille-Tsheusi Robert et Ngyess Lazalo Ndoma (directeur de Ba YaYa), faute d’une estime de soi possible dans le présent, ces ados puisent dans le passé lointain et y retrouvent des figures prestigieuses (rois, reines, guerriers…) auxquelles ils s’identifient pour rehausser leur image. En général, cette stratégie n’est pas comprise dans les associations de jeunes “classiques” qu’ils tentent de fréquenter. Les animateurs leur rétorquent que c’est du passé, qu’il est plus utile de se préoccuper de leur intégration ici et maintenant. Mais pour les jeunes, la lutte contre la discrimination en vue de leur insertion sociale va de pair avec une démarche de reconnaissance historique. En effet, la discrimination des Noirs de Belgique tire son origine des zoos humains, de la propagande coloniale et de l’image dévalorisée qu’elle a ancrée dans l’imaginaire collectif des Belges et de certains Congolais.
Pourtant, aucune propagande anticoloniale n’a encore été mise en œuvre. Il en résulte un racisme latent qui a des conséquences inattendues telles que la reproduction de la violence sociale sur le “soi-communautaire”. Paradoxalement, le taux de chômage dans la diaspora congolaise est le plus élevé parmi les étrangers en Belgique, alors que celle-ci est surdiplômée. Dès lors, comment ces adolescents interprètent-ils le fait que leur père ou grands frères surdiplômés ne trouvent pas de travail? Les constats d’échec scolaire des jeunes d’origine africaine sont également assez troublants et spécifiques. En principe, plus les parents sont instruits, plus les chances de réussite scolaire sont élevées. Ce principe se vérifie pour toutes origines confondues… à l’exception de la communauté africaine. Les Congolais sont touchés par les mécanismes de discrimination et les jeunes en sont parfaitement conscients. Ils en discutent ensemble. Et, à partir d’informations fiables ou non, ils finissent par conclure, entre tristesse et colère, qu’ils sont aujourd’hui rejetés et maltraités comme l’ont été leurs aînés pendant la colonisation. Par procuration, les rapports historiques de domination sont toujours actifs. La conjugaison de ce présent discriminant et de ce passé tapi dans l’ombre alimente un sentiment de révolte diffus qui conduit à de fortes crises identitaires et participe au développement d’une hyper sensibilité; le moindre regard peut être ainsi mal interprété et, au pire, se régler par coups de couteau….
Il en résulte un racisme latent qui a des conséquences inattendues telles que la reproduction de la violence sociale sur le “soi-communautaire”
Cette jeunesse, plus bruyante que ses aînés, réactive probablement des stigmates insupportables qu’il faudra bien, tôt ou tard, accepter de regarder en face. Mais, avertit Mireille-Tsheusi Robert, chercher à rendre une communauté invisible ne la fera pas disparaître et encore moins taire. “Les associations créées à l’initiative de Congolais souffrent elles aussi de discriminations, semblables à celles qui opèrent dans la société à l’encontre des Africains. La discrimination aux subsides, le soupçon de mal gestion, l’absence d’agrément accordé…“
Communautarisme?
La problématique des jeunes est violente et choquante mais elle reflète le mal-être de toute une communauté. Comment la résoudre? En punissant d’abord toutes les discriminations. Si les vexations n’étaient pas quotidiennes, ces jeunes – d’abord bruxellois avant d’être congolais – seraient moins tentés d’aller rechercher une source de réconfort dans l’histoire. Enrayer les discriminations est un travail de longue haleine. Alors, en attendant d’y parvenir, cette problématique pourrait se résoudre, selon Mireille-Tsheusi Robert et Ngyess Lazalo Ndoma, dans un horizon de dix ans. À condition d’y consacrer les moyens financiers, humains et stratégiques, notamment par le développement de pédagogies nouvelles. Cette approche, taxée de communautariste, passe difficilement auprès des pouvoirs subsidiants. Pourtant, d’autres communautés ont vu des projets visant aussi un public cible être soutenus politiquement. Et Mireille-Tsheusi Robert d’interpeller: “Faut-il attendre d’avoir un élu d’origine congolaise en poste pour que les voix de la communauté soient entendues?“