Durant des siècles, les États-nation se sont affrontés pour agrandir leurs territoires. Un État, aujourd’hui encore, se définit par l’adéquation simultanée entre un peuple, un territoire et une autorité. Pourtant, depuis la Libération, le rejet des frontières se posait comme le fruit d’un consensus idéologique entre droite et gauche.
Pour la droite, le libre-échange économique était le meilleur outil pour garantir une prospérité s’accommodant mal des limites à la circulation des biens et des personnes. Pour la gauche, l’abolition des frontières visait à atténuer les inégalités et ouvrir les horizons des hommes. Ces deux visées, souvent contre une partie de leurs électorats respectifs, se sont rejointes sur les projets transnationaux de l’après-guerre, au premier rang desquels l’Union Européenne. Libre circulation des marchandises, des capitaux et des hommes; l’ouverture des frontières était considérée comme le remède au nationalisme et au repli sur soi.
Or, le postulat puissamment ancré selon lequel l’abolition des frontières est par définition un progrès se fissure de manière de plus en plus nette. Exemple le plus fracassant: Régis Debray, qui n’est pas exactement le pygmalion du conservatisme néolibéral, a rédigé récemment un Éloge des frontières (Gallimard, 2010), dans lequel il rappelle ce que la civilisation doit au concept de frontière, suggère que le sans-frontiérisme est une forme de lâcheté et prévient qu’un monde sans frontières pourrait fort bien être celui d’une société encore plus inégalitaire, violente, faites de guerres d’ingérence et d’une sous-culture englobant tous les particularismes dans une soupe affadie.
Aujourd’hui, les États du Nord tentent de faire subsister leurs frontières dans l’esprit de leurs citoyens par les contrôles aux frontières et les procédures d’enfermement et d’expulsion; c’est par leur biais, finalement, que l’État matérialise encore sa souveraineté sur son sol.
Réflexion audacieuse et à poursuivre: la frontière ne fait pas qu’entraver, elle protège aussi. Elle incarne des limites appelées à être dépassées, physiquement et intellectuellement. Un monde sans frontières est aussi un monde sans projet. Certes, en matière migratoire, la question est aigue. La généreuse ouverture aux réfugiés de la guerre froide et à la migration économique des Trente Glorieuses paraît bien loin. Aujourd’hui, les États du Nord tentent de faire subsister leurs frontières dans l’esprit de leurs citoyens par les contrôles aux frontières et les procédures d’enfermement et d’expulsion; c’est par leur biais, finalement, que l’État matérialise encore sa souveraineté sur son sol.
Son dernier pouvoir est de dire qui peut rester et qui doit partir, même si chacun mesure l’arbitraire avec lequel, en pratique, cette prérogative est exercée. Cette manifestation de son pouvoir n’est pas le simple fruit du repli sur soi. Elle démontre aussi l’idée qu’un monde sans frontières, où chacun peut s’établir où il veut, n’est réalisable que là où les inégalités de ressources et de revenus sont comparables. Autrement, cette “ouverture” ne servira qu’à délaisser des territoires entiers et à en surcharger d’autres, entraînant de part et d’autre une lutte sans merci. Les plus débrouillards écraseront les autres dans l’accès à des ressources limitées. Les beaux esprits partisans à la fois de la suppression des frontières et de l’égalité de tous devront tôt ou tard résoudre cette contradiction idéologique: ce qui sépare le renard libre des poules libres, c’est aussi une frontière. Les difficultés immenses que pose, encore aujourd’hui, le principe de la libre circulation au sein de cette Europe pourtant très homogène en son sein au regard de ses différences avec le reste du monde, montrent à suffisance que l’abolition des frontières ne peut réussir qu’en augmentant l’intégration et la cohésion internes.
Accepter le principe de la frontière, c’est in fine faire preuve d’humilité, celle qui engage à reconnaître qu’il est impossible de changer tout l’univers en un seul mouvement, et que ce qu’on n’entreprend pas sur un métier délimité, on le fait mal en s’éparpillant. L’abolition des frontières, c’est la suppression du cadre dans lequel s’exerce la réflexion. Les frontières s’écrouleront d’elles-mêmes lorsque le monde les aura rendues inutiles. Derrière la velléité apparemment généreuse de faire disparaître toute frontière se cache en réalité le vide d’une pensée qui refuse de se nourrir de réflexion pour y préférer le pur et bon sentiment, qui refuse de cadrer son projet dans les trois dimensions de la réalité et préfère le confort onirique de l’idéologie. Un monde sans frontières ou un monde sans œillères? Le choix risque d’empêcher quelques bonnes consciences de dormir.