La défense des travailleurs sans papiers pose aux organisations syndicales un véritable dilemme. Faut-il les organiser dans une structure séparée pour mieux prendre en compte leurs problèmes particuliers? Ou faut-il s’y refuser pour ne pas renforcer leur isolement? La CSC et la FGTB ont pris ici des options diférentes. Elles s’en expliquent.
En juin 2008, la fédération Bruxelles-Hal-Vilvorde de la CSC décide de créer, au sein du Service des travailleurs Migrants, une action spécifique avec les travailleurs sans papiers. Ana Rodriguez y assure une permanence d’information et de soutien individuel pour les travailleurs sans papiers et tente de les organiser collectivement. Elle raconte.
« Nous nous étions rendu compte qu’il y avait de plus en plus de sans-papiers qui avaient d’énormes difficultés à se faire reconnaître en tant que travailleurs et qui vivaient des situations d’exploitation terribles« . L’initiative voit le jour au moment où le mouvement pour la régularisation bat son plein, où plusieurs occupations sont organisées par des sans-papiers. « Il fallait tout construire! La première chose à faire était de réunir ces sans-papiers lors d’une assemblée et de leur suggérer de créer un comité de travailleurs sans papiers. 350 personnes sont venues à cette première assemblée en octobre 2008. Elle a débouché sur la création du Comité des travailleurs/euses sans papiers« .
Nous nous étions rendu compte qu’il y avait de plus en plus de sans-papiers qui avaient d’énormes difficultés à se faire reconnaître en tant que travailleurs et qui vivaient des situations d’exploitation terribles.
Ce Comité fait ses premières armes en participant activement aux actions conjointes qui mèneront à la mise en œuvre de l’opération de régularisation à partir de juillet 2009. « Cette première année a été très formative, car chaque action était suivie d’une évaluation interne. Les membres du groupe ont réfléchi sur les conditions minimum qu’ils voulaient voir réunies pour soutenir une action menée par des sans-papiers, ils ne voulaient pas se contenter d’un appui financier, ils allaient vers les autres pour débattre, tentaient de les mobiliser…« . Le Comité sera également impliqué dans l’aide directe à la régularisation: plusieurs de ses membres participeront à la permanence ouverte par la CSC pour informer les personnes et les aider à constituer leurs dossiers. « Nous avons saisi cette occasion pour commencer une enquête sur les travailleurs sans papiers à Bruxelles. Nous allions dans les églises et d’autres endroits où nous pouvions rencontrer certaines communautés pour les informer sur la régularisation, et les interroger sur leurs conditions de vie et de travail« 1.
Ce groupe de travailleurs/euses sans papiers compte aujourd’hui une vingtaine de membres, qui viennent de Guinée, du Togo, du Niger, de RDC, d’Algérie, du Maroc, d’Équateur et de Colombie. Les assemblées réunissent toujours plus de 300 personnes. Un travail de formation est réalisé avec les membres de ce Comité, qui se réunit tous les mois. Formation au droit du travail, formation syndicale, à la défense des droits collectifs, à l’importance du témoignage… C’est également par le témoignage direct que la sensibilisation des délégués syndicaux est menée. « Le Comité a participé à plusieurs rencontres avec des délégués syndicaux, et nous avons constaté qu’il fallait avoir un outil pour présenter les réalités des sans-papiers. Nous avons donc réalisé un film pédagogique« 2.
Un guide pour le respect
Ana tient aussi une permanence tous les lundis matins où elle reçoit des travailleurs sans papiers, ou en séjour précaire. « J’ai pu y constater beaucoup de cas d’exploitation, notamment des travailleurs non payés. Un problème récurrent pour les titulaires d’un permis de travail B est la non-prolongation ou le retrait du permis parce que le patron n’a pas respecté le salaire fixé sur le contrat… Nous suivons aussi des personnes qui n’ont aucune nouvelle de leur demande de permis de travail introduite dans le cadre de la régularisation par le travail depuis des mois, alors qu’elles ont un contrat! Le Ministère de l’Emploi répond que, pour chaque demande, l’inspection du travail fait une enquête sur l’entreprise pour laquelle la personne a un contrat. Mais cette enquête prend souvent des mois, et le délai pour obtenir le permis expire… D’autres ont obtenu leur permis, mais certaines administrations communales traînent à leur donner leur carte d’identité en prétextant avoir perdu des documents, en demandant des enquêtes de police non nécessaires… À Anderlecht et Bruxelles Ville, la situation est particulièrement chaotique!«
Il faut « blanchir » le travail qui existe déjà: qu’on régularise quand on a déjà un travail, et non l’inverse.
Après trois ans de travail de terrain, un cahier de revendications a été établi à partir des problèmes rencontrés, revendications que la CSC voudrait porter avec d’autres syndicats et associations. « Elles visent les services de la population étrangère des communes, les CPAS pour l’aide médicale urgente (la procédure est lourde et lente, les soins sont souvent retardés), et les ministères de l’Emploi, régionaux et fédéral. Par exemple, nous recevons des personnes qui ont un permis B mais qui sont exploitées, puis pénalisées, car quand le patron est puni pour exploitation, elles perdent leur emploi et se retrouvent sans rien. Nous demandons que le travailleur puisse changer de patron et d’emploi, et ne perde pas son permis de travail. Pour la régularisation par le travail, nous demandons que les personnes reçoivent un permis de 18 mois et qu’il soit valable pour un secteur (par exemple, le bâtiment), et non pour un seul patron. Il faut « blanchir » le travail qui existe déjà: qu’on régularise quand on a déjà un travail, et non l’inverse. Ça permettrait de sortir du cycle infernal des démarches administratives et de l’état de précarité dans lequel sont les sans-papiers ».
D’autres projets ont été mis en route. « Avec la centrale Alimentation-services, nous avons créé en octobre 2010 un nouveau groupe avec une vingtaine de femmes, avec ou sans papiers, et des déléguées du secteur des titres-services. Il travaille sur la convention sur le travail domestique adoptée par l’OIT en juin 2011 et sur les conditions de travail dans le secteur du nettoyage. Un des projets est de publier un guide pour le respect des travailleuses domestiques« .
Ana tire un bilan assez positif de ces trois ans, « même si la formation de militants prend du temps! L’organisation collective s’est maintenue par ces deux groupes, on fait des actions, notamment avec d’autres associations, tout ce travail crée des échanges très riches et des solidarités. Les délégués syndicaux apprennent que des personnes sont terriblement exploitées et réagissent, et les travailleurs apprennent à réagir à l’exploitation ».
Propos recueillis par Laurence Vanpaeschen