Dans les mailles des frontières “High Tech”

Pour des millions de personnes fuyant la pauvreté ou la guerre, l’Union européenne (UE) est perçue comme une terre de protection, voire un “eldorado” de bien-être économique et social. Mais pour qu’elles puissent arriver à bon port, une odyssée de longue haleine est souvent nécessaire, et des dispositifs la jalonnent dans le but de les renvoyer à leur point de départ.

Cette situation résulte d’une politique migratoire restrictive, transformant l’image de l’UE en une forteresse qui n’est pas imprenable. Mais les conséquences demeurent tragiques, en 2011 ce sont près de 2.000 personnes qui ont perdu la vie en mer Méditerranée, et ces drames ont peu fait l’actualité à la différence des 100.000 personnes interceptées à la frontière gréco-turque1 ou des 56.000 exilés qui sont arrivés sur les côtes méridionales de l’Italie, principales portes d’entrée de l’UE dont l’île de Lampedusa fait figure d’emblème.

La biométrie aux ordres

Tout d’abord nombreux sont les migrants qui doivent affronter une réalité administrative dans leur propre pays. Depuis mars 2001, une directive européenne fixe la liste de pays dont les ressortissants sont soumis à l’obligation de visas pour franchir les frontières extérieures des États membres.

Avant les douaniers et les policiers aux frontières de l’UE, les agents consulaires européens à l’étranger sont les premiers contrôleurs. Une instruction consulaire commune de décembre 2002 leur demande de détecter “les candidats à l’immigration qui cherchent à pénétrer et à s’établir dans le territoire des parties contractantes, sous couvert de visa pour tourisme”. Cette stratégie vise à évaluer les “risques migratoires”, les services consulaires s’arrogeant la liberté de définir des critères discrétionnaires. Si le Code communautaire des visas du 13 juillet 2009 prévoit l’harmonisation des procédures, chaque consulat a la possibilité d’exiger des pièces supplémentaires. Face à ces diverses procédures, les migrants déposent parfois successivement des demandes dans plusieurs consulats.

Pour éviter le “visa shopping”, les États membres utilisent depuis 2008 le Système d’information sur les visas (VIS) qui a recours à la biométrie, une technologie qui occupe une place grandissante dans l’établissement des politiques migratoires européennes. Après que les consulats des pays d’Afrique du Nord aient été les premiers connectés au système, toutes les autres chancelleries européennes devraient être reliées au VIS d’ici 2014. À terme, ce dispositif deviendra la plus grande base de données biométriques au monde. Tous ces consulats seront aussi en lien avec les postes aux frontières extérieures de l’espace Schengen, et des connexions pourraient être envisagées avec Eurodac et le Système d’Information Schengen de seconde génération (SIS II), une fois que ces trois dispositifs seront sous l’autorité de la nouvelle Agence européenne pour la gestion opérationnelle des systèmes d’information à grande échelle.

Dans ce climat de suspicion permanente, l’UE concède à certains pays la possibilité de signer des accords de facilitation de visa, mais en contrepartie ces derniers doivent aussi signer des accords de réadmission communautaires permettant de renvoyer, non seulement des ressortissants des pays signataires en situation “irrégulière”, mais aussi des migrants ayant transité par leur territoire.

La coopération contre l’immigration “irrégulière”

La Russie est le premier État avec lequel, en 2003, l’UE a négocié ce type de traité2. La réadmission devient ainsi une condition pour obtenir les facilitations de visas. En 2007, la Commission européenne a proposé que le processus de facilitation des visas soit basé sur les “roadmaps” pour définir les conditions à remplir par les États qui prétendent à la conclusion de l’accord de libéralisation de visas. Ces nouveaux instruments politiques s’inscrivent dans ce que l’UE appelle “l’approche globale des migrations” en mettant souvent en avant les “partenariats pour la mobilité”, une expression destinée à masquer l’objectif premier des États européens: lutter contre l’immigration “clandestine”3.

Si ces ententes entre l’UE et les “pays d’origine” sont établies sur des critères propres à chaque situation, elles comprennent généralement quatre volets:

  1. L’organisation de “canaux légaux” de la mobilité (étudiants, migrations temporaires selon les besoins de la main d’œuvre des États).
  2. L’appui de l’UE aux institutions de ces États afin d’assurer une “meilleure gestion des flux migratoires”.
  3. L’aide au développement qui est parfois utilisée pour financer des dispositifs de lutte contre l’immigration “clandestine”, le développement des aides au retour dit “volontaire” pour aider les bénéficiaires à leur réinstallation dans leur pays d’origine.
  4. La lutte contre l’immigration “clandestine” qui englobe toute une série de dispositifs comme la gestion des frontières, la coopération policière, le renforcement de la sécurité des documents de voyage et surtout la mise en œuvre des accords de réadmission.

De leur côté, les États européens peuvent aussi établir des accords similaires. C’est le cas de l’Espagne qui dans le cadre de son “Plan Afrique” s’est entendu avec plusieurs pays africains. La France a également signé des accords de “gestion concertée de flux migratoires” avec neuf pays (Gabon, Congo, Bénin, Tunisie, Sénégal, Île Maurice, Cap-Vert, Cameroun, Burkina-Faso).

Contrôler avec des robots et des drones

L’agence Frontex, créée en octobre 2004, est destinée à empêcher l’immigration “clandestine”. L’agence ne disposant pas de moyens propres, elle doit faire appel aux États qui mettent à disposition matériel et personnel de leurs corps nationaux de gardes-frontière. Un nouveau règlement d’octobre 2011 a confirmé l’importance du règlement “Rabit” (Rapid Border Intervention Teams) de juillet 2007, qui prévoyait l’envoi de policiers supplémentaires en cas d'”afflux massif” de migrants. Désormais, le nouveau règlement contraint les États à s’engager aussi sur le long terme. Une réserve de garde-frontières européens est ainsi constituée chaque année, et il en est de même pour le matériel, qui peut aussi être acquis de façon propre.

Jusqu’en 2010, les opérations maritimes concernaient les îles Canaries, Lampedusa, Malte et les archipels de la mer Égée. Elles se sont concentrées à partir de 2011 sur la Grèce et le canal de Sicile, y compris dans les eaux territoriales de pays tiers. Les missions aéroportuaires ciblent souvent simultanément différents terminaux internationaux de l’UE, afin de contrôler les migrants selon leur provenance ou leur nationalité. Quant aux opérations terrestres, elles ont pour but de vérifier l’harmonisation des contrôles aux frontières orientales de l’UE, c’est là qu’ils expérimentent aussi de nouvelles technologies de surveillance.

Par exemple, le programme Talos (pour “Transportable Autonomous Patrol for Land Border Surveillance System”) dont Frontex est partie prenante4, propose l’usage de drones et de robots à l’horizon 2020. Ce projet qui a bénéficié d’un financement dans le cadre du 7ème PCR (Programme Cadre de recherche / 2008 – 2012) relatif à la sécurité5, regroupe 14 partenaires : des laboratoires de recherche comme l’Office national d’études et de recherches aérospatiale en France mais aussi des groupes privés européens (comme la Société nationale de construction aérospatiale en Belgique) ou extérieurs à l’UE. Deux groupes turcs sont présents (Aselsan et STM) et une entreprise israélienne, Israeli Aeropsace Industry, qui avait proposé que les robots soient équipés d’armes, mais la Finlande s’y est opposée. Toutefois, les documents relatifs au projet n’excluent pas ultérieurement que les robots soient équipés de gaz lacrymogènes, de tasers ou de matériels d’agressions sonores. Ce programme a remporté la médaille d’argent du concours Eureka 2008, remise aux responsables du projet par les représentants de la Commission européenne, en novembre 2008 à Bruxelles.

Ces dispositifs renforceront aussi les activités qui se déroulent hors du territoire européen, ce qui pose la question de l’extra-territorialité des dispositions communautaires. Entre surveillance et sauvetage, l’agence a toujours joué sur l’ambiguïté de ses missions, présentant les migrants comme des victimes à protéger contre les trafics, et se disant capable de proposer une réponse “juste” à la “crise migratoire”6.

La mise à l’écart des migrants

Dans les pays de l’UE et ses États voisins, le nombre de lieux d’enfermement des étrangers a fortement augmenté, passant de 324 à 473 entre 2000 et 2012. La capacité totale connue de ces centres fermés – soit les deux tiers des établissements au sein de l’UE – est d’environ 37.000 places. Mais ces chiffres demeurent approximatifs. D’une part, dans beaucoup de centres, le nombre de personnes effectivement détenues est supérieur à leur capacité d’accueil théorique. D’autre part, les autorités ont recours à une multitude d’autres lieux qui ne figurent pas dans les listes officielles, des “micro-espaces” tels des postes de police non prévus à cet effet ou ceux qu’utilisent temporairement les compagnies de transport : locaux (aéro)portuaires, cabines de bateaux de la marine marchande, camions, bus ou avions voire compartiments de trains, auxquels ont recours les polices des États ou l’agence Frontex7. Tous ces lieux sont devenus un instrument privilégié de gestion des populations migrantes. D’autant plus que les durées maximales de détention – certes très diverses selon les pays (illimitée au Royaume-Uni, 18 mois en Allemagne, 10 mois en Autriche, 60 jours en Espagne, etc.) – ont tendance à augmenter.

Ces enfermements, longs pour des gens qui n’ont commis d’autre délit que d’être en situation de séjour irrégulier, portent atteinte aux droits des migrants, notamment quand on sait qu’il ne faut pas plus de deux ou trois semaines aux administrations pour savoir si un migrant pourra être expulsé ou pas.

Ainsi, entre ces dispositifs de hautes technologies et l’errance à laquelle les migrants sont confrontés, ces derniers arrivent difficilement à trouver un pays d’accueil. Ces dispositifs que les États s’emploient à légitimer, privent les personnes d’une vie digne et les empêchent d’accéder à leurs droits.

Les informations reprises dans ce texte sont tirées de l’ouvrage de Migreurop, Atlas des migrants en Europe. Géographie critique des politiques migratoires (seconde édition), novembre 2012, Armand Colin, 144 p.

 
Notes:
1   Autour des archipels de la mer Égée ou à la frontière terrestre où un mur est en construction sur la partie non délimitée par le fleuve Evros.
2   Quatorze autres pays sont également concernés : Chine, Hong Kong, Macao, Sri Lanka, Pakistan, Turquie, Géorgie, Ukraine, Moldavie, Albanie, Bosnie Herzégovine, Macédoine, Monténégro et Serbie.
3   Voir à ce sujet l’entretien avec Stefano Manservisi,  directeur de la DG Affaires Intérieures, pp. 12-15.
4   Comme plusieurs services européens de police aux frontières, Frontex est membre du Conseil consultatif de Talos.
5   Soit plus de 12 millions d’euros attribués par la Commission européenne, et près de 7 millions provenant de fonds privés.
6   Voir à ce sujet Caroline Intrand, “Frontex, chien méchant de l’Europe”, pp. 38-41.
7   Voir Migreurop, La mise à l’écart des migrant-e-s, source permanente de violation des droits fondamentaux, 2012. www.migreurop.orgLes informations reprises dans ce texte sont tirées de l’ouvrage de Migreurop, Atlas des migrants en Europe. Géographie critique des politiques migratoires (seconde édition), novembre 2012, Armand Colin, 144 p.
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