La Belgique accorde-t-elle l’asile avec générosité ou parcimonie? Sur trente ans, la tendance générale semble être la suivante: un taux de reconnaissance relativement élevé au début des années 1980, quand on n’enregistrait que quelques milliers de demandes par an; puis ce taux s’effondre autour de l’année 2000 qui connaît un pic de plus de 42.000 demandes; enfin, ce taux amorce une légère mais sensible remontée ces dernières années en même temps que le nombre de demandes se réduit à nouveau. L’impression prévaut d’une corrélation entre un nombre élevé de demandes et un taux faible de reconnaissance. Mais malgré cette remontée, le taux de refus ne descendra jamais sous les 75%. Un chiffre qui interpelle.
Bref, la Belgique est-elle trop sévère? N’est-ce pas plutôt que l’asile est devenu au fil des années un “canal migratoire” et est ainsi détourné de son objet par un afflux de demandes infondées? Nous avons sollicité à ce propos l’avis de Sylvie Saroléa, avocate au barreau de Nivelles et professeur à l’Université catholique de Louvain. Ses réponses ont été soumises au commentaire de Bruno Louis, magistrat au Conseil du contentieux des étrangers (CCE).1
Vous entendez tous les jours des récits de demandeurs d’asile. Y a-t-il ces dernières années une évolution à la baisse de la “qualité” de ces demandes?
Sylvie Saroléa: Je n’ai pas ce sentiment. Il y a bien des évolutions dans les pays d’origine des demandeurs, dans la nature des persécutions, dans les canaux d’arrivée en Belgique ou dans le contexte international en général. Ceci a bien sûr des conséquences sur la qualité des demandes d’asile mais l’on ne peut considérer que cette qualité ait été affectée à la baisse ou à la hausse.;Je m’inscris en faux contre l’idée que les magistrats seraient moins impliqués dans les dossiers. Notre absence de pouvoir d’instruction nous conduit fréquemment à annuler les décisions du CGRA pour qu’il accomplisse de nouveaux devoirs d’instruction.
Bruno Louis: Bien d’accord. Il faut relever l’importance croissante de nouvelles thématiques, particulièrement celles liées au genre et à l’orientation sexuelle: homosexualité, mariages forcés, mutilations génitales… Il est d’ailleurs rare que le CCE confère la qualité de réfugié en vertu du critère de rattachement le plus connu de la Convention de Genève, à savoir l’opinion politique du requérant. Cela étant, que faut-il entendre par “qualité” d’une demande d’asile? Un récit bien construit peut être de qualité. Il ne serait pas plus fondé pour autant.
Faut-il mettre en cause la crédibilité de ces récits?
Sylvie Saroléa: Je n’y vois aucune raison. Je comprends cependant que les magistrats du CCE aient une autre impression. Cela peut s’expliquer notamment par l’absence de pouvoir d’instruction du CCE, pouvoir dont la Commission permanente de recours des réfugiés (CPRR) jouissait jusqu’à la réforme de 2007. Là où, auparavant, les magistrats de la Commission pouvaient à loisir se plonger dans un dossier et effectuer des recherches pour fonder une conviction, les magistrats du CCE ont à présent des pouvoirs limités. Faute de ce pouvoir d’instruction, ils sont, par la force des choses, moins impliqués dans les dossiers. D’où un certain détachement par rapport au récit qui leur est présenté et qui peut leur paraître superficiellement stéréotypé ou peu convaincant.
Bruno Louis: On ne met pas en cause la crédibilité des récits d’asile a priori, mais seulement à la lumière des déclarations et des éléments probants fournis. Depuis la réforme de 2007, les décisions du Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides CGRA constatent des imprécisions ou des lacunes dans les récits plutôt que des contradictions, vu qu’il ne procède plus en général qu’à une seule audition de la personne. Par ailleurs, le caractère écrit de la procédure d’appel devant le CCE n’aboutit que rarement à l’apparition de nouvelles incohérences. Il est vrai que l’analyse des récits d’asile mène au constat fréquent de l’absence de crédibilité. C’est la raison principale du refus des quelque 75% des demandes (pour les meilleures années). Dès lors, le constat s’impose que la procédure d’asile est largement utilisée à des fins autres que la recherche de protection. On peut comprendre les raisons de cet état de fait, mais il revient aux instances chargées des demandes de protection internationale de repérer les personnes qui doivent véritablement être protégées et de débouter les autres. Elles doivent se garder de tout cynisme ou désabusement qui pourraient parfois naître de ce constat de détournement de la procédure d’asile.Je m’inscris en faux contre l’idée que les magistrats seraient moins impliqués dans les dossiers. Notre absence de pouvoir d’instruction nous conduit fréquemment à annuler les décisions du CGRA pour qu’il accomplisse de nouveaux devoirs d’instruction. Toutefois, plusieurs d’entre nous regrettent cette absence de pouvoir d’instruction et estiment que le caractère écrit de la procédure nuit à certains égards à la prise de décision dans la matière de l’asile. Il reste que le CCE y dispose d’une compétence de plein contentieux, c’est-à-dire qu’il peut lui-même décider d’octroyer la qualité de réfugié ou le statut de protection subsidiaire aux requérants sur la base de motifs qui lui sont propres, en accordant notamment largement le bénéfice du doute.
Vous pointez le caractère écrit de la procédure…
Sylvie Saroléa: En matière d’asile, l’oralité est primordiale. Lorsque l’autorité chargée d’examiner une demande de protection entend la personne et écoute son récit, il peut y avoir une forme de compassion nécessaire pour emporter la conviction. Sans cette phase orale, le récit peut conserver un aspect stéréotypé explicable parfois par des raisons culturelles ou par l’interprétation neutre qu’exerce un interprète. Il arrivait parfois à la CPRR d’entendre des demandeurs d’asile pendant une à deux heures, et il est regrettable que cela ne soit plus possible aujourd’hui.
Bruno Louis: En effet, l’oralité est primordiale dans la matière de l’asile, principalement en raison du caractère déterminant des déclarations des demandeurs. Les autres types de preuve leur sont très rarement profitables, vu la piètre qualité générale des documents fournis dans notre procédure. Le CCE conserve d’ailleurs la possibilité d’entendre les gens à l’audience quant aux éléments nouveaux qu’ils produisent ou à des déclarations antérieures qui doivent être éclaircies. Dans le rôle linguistique francophone que je connais, les audiences sont loin d’être une formalité sans contenu.
Cependant, soyons clairs: les investigations orales à l’audience visent à mieux “sentir” le récit, à coller à la réalité, ce qui aboutit au moins autant à nous convaincre qu’il n’est pas crédible qu’à conduire à l’octroi d’une protection internationale. Enfin, on peut se demander si l’oralité plaît à tous les demandeurs d’asile ou à leurs conseils, car de moins en moins de requérants viennent encore en personne à l’audience…
Le dispositif et les conditions ne plaident pas en la faveur des demandeurs d’asile…
Sylvie Saroléa: À cet égard, l’avocat a sa propre responsabilité. Il ne peut nier le détachement dont il fait souvent preuve lorsqu’un interprète intervient en consultation avec un demandeur d’asile ou lorsque la consultation ne dure qu’une demi-heure. Lorsque l’on prolonge l’audition, la barrière liée à la présence de l’interprète disparaît bien souvent. Certains éléments qui semblent peu probants lors d’une première consultation peuvent se révéler déterminants lors d’une deuxième si on a pris le temps de l’écoute. C’est dans la confrontation de la personne avec son récit et dans son questionnement que certains éléments prennent parfois toute leur ampleur.
Bruno Louis: La nouvelle procédure n’a pas abouti à une diminution globale du taux de reconnaissance, bien au contraire. Tout demandeur d’asile bénéficie désormais d’un recours de plein contentieux devant une juridiction, après le traitement de son dossier par une instance administrative indépendante et bien outillée, le CGRA. À titre personnel, je suis très intéressé par l’attitude critique de Sylvie Saroléa quant à la pratique des avocats. Les magistrats devraient eux aussi adopter la même démarche, notamment pour contenir la tentation du cynisme ou du désabusement lorsque l’on est confronté à l’absence de crédibilité des récits ou à diverses manœuvres frauduleuses ou dilatoires. Pourquoi ne pas renforcer la collégialité, voire faire appel à des intervenants extérieurs? Malheureusement, le temps ou les moyens nous manquent souvent.
Plutôt que leur qualité, n’est-ce pas le traitement réservé aux demandes qui doit être questionné?
Sylvie Saroléa: Les magistrats du CCE se retrouvent, depuis la réforme de 2007, dans une position schizophrénique. Bien souvent, ils disposent d’informations précieuses sur les pays d’origine mais ils ne peuvent les utiliser. Ils ne peuvent que faire comprendre à l’avocat du demandeur d’asile qu’il serait intéressant de mentionner tel ou tel élément. C’est absurde. Ces juges sont spécialisés dans les questions d’asile ou d’immigration. Ils sont donc les mieux placés pour savoir si une question doit être creusée ou si un élément doit être vérifié. Les priver de leur pouvoir d’instruction et les empêcher de prendre la main sur les récits dans lesquels ils sont amenés à rendre une décision n’a aucun sens. Redonner le pouvoir d’instruction aux magistrats du CCE permettrait par ailleurs d’éviter le retour des dossiers au CGRA en cas d’annulation par le Conseil.
L’enjeu d’une bonne procédure d’asile est de découvrir les personnes qui entrent dans les conditions légales d’octroi de cette protection et de la leur accorder dans les meilleurs délais.
Bruno Louis: Plusieurs magistrats du CCE plaident pour que la loi leur offre un certain pouvoir d’instruction. Mais ne nous faisons pas d’illusion. Un tel pouvoir, qui serait sans doute susceptible de mieux éclairer la prise de décision, ne garantit nullement une augmentation du taux de reconnaissance. La création d’un auditorat ou d’un équivalent en son sein serait pleinement justifiée, car une double lecture des recours en matière d’asile s’avère particulièrement pertinente.
En fin de compte, faut-il brûler la nouvelle procédure d’asile?
Sylvie Saroléa: Je ne la condamne sûrement pas en bloc. La réforme a permis que toutes les demandes d’asile soient examinées par un juge, dans le cadre d’une procédure systématiquement suspensive. C’est un avantage important. Mais cela n’enlève rien au fait que, auparavant, les dossiers qui arrivaient devant les magistrats de la CPRR bénéficiaient, à mon sens, d’un traitement qualitatif nettement supérieur.
Bruno Louis: La position du juge a fortement changé avec la nouvelle procédure. Son rôle est différent: les deux parties sont présentes à la cause et le Commissaire général défend sa décision. De la sorte, le juge peut apparaître plus distant, mais il est aussi moins suspecté d’instruire à charge du requérant, comme cela a pu être parfois le cas devant l’ancienne CPRR. Et, aspect fondamental de la nouvelle procédure, la compétence de plein contentieux du juge est maintenue.
Y a t-il usage abusif de l’asile? La procédure d’asile est-elle devenue un canal migratoire?
Sylvie Saroléa: Cet argument rabâché ne me convainc pas. Cet usage abusif de l’asile aurait dû être constaté depuis de longues années, depuis l’arrêt officiel de l’immigration en 1974 en fait. Rien ne permet d’expliquer que maintenant, plus qu’il y a dix ans, la procédure d’asile serait utilisée à des fins migratoires.
Bruno Louis: “Canal migratoire”? Il faut s’entendre sur les mots utilisés: chercher asile ou protection quelque part, c’est forcément quitter son pays et, donc, migrer. Le problème, c’est que la cause n’est pas toujours celle qui est invoquée, pour de bonnes ou de mauvaises raisons. L’enjeu d’une bonne procédure d’asile est de découvrir les personnes qui entrent dans les conditions légales d’octroi de cette protection et de la leur accorder dans les meilleurs délais.
Propos recueillis par Henri Goldman et Sotieta Ngo