Les stéréotypes ont la vie dure. Les Africains subsahariens vivant en Belgique sont toujours victimes de préjugés explicitement coloniaux. Ils sont perçus comme gais, enjoués, mais aussi paresseux et définitivement inférieurs1.
On parle souvent des “Subsahariens”, y compris lorsque cette catégorie désigne en très large majorité des Congolais. Il est vrai que le nombre d’Africains subsahariens ou de Belges d’origine subsaharienne est dérisoire comparativement à d’autres populations issues des migrations. Cela justifie-t-il l’usage d’une catégorie généralisante renvoyant à quarante-huit nationalités, alors que l’on parle des “Marocains”, des “Turcs” ou des “Italiens”? Et lorsque la majorité (congolaise) de cette minorité (subsaharienne) est issue de l’histoire coloniale du pays d'”accueil”, cette désignation ne tend-t-elle pas à brouiller une situation post-migratoire et postcoloniale particulière?
L’intégration, on le sait, renvoie à des critères mesurables d’un point de vue socio-économique, professionnel ou politico-juridique, comme à des indicateurs plus subjectifs ne faisant pas consensus. En outre, elle est un processus interactif entre la société d’installation et un groupe donné qui, dans le cas des Congolais en Belgique pose la question de l’histoire partagée depuis la fin du XIXe siècle.
Perte de centralité
Tous statuts et nationalités confondus, les Congolais sont à peine 45 000 en Belgique (plus environ 10 000 en situation irrégulière), soit nettement moins qu’en France, en Grande-Bretagne, au Canada ou aux États-Unis. Et pourtant, c’est prioritairement en Belgique que les Congolais vinrent étudier au lendemain de l’indépendance. Comment expliquer que la Belgique ne soit plus le lieu privilégié des migrations congolaises, qu’elle ait perdu de sa position de centralité?
L’important niveau de chômage et de déqualification des Congolais en Belgique peut en partie expliquer cette évolution. Les données démographiques les plus récentes dont on dispose montrent en effet que les Congolais sont la population la plus touchée par le chômage2 malgré un niveau de qualification élevé par rapport aux autres populations d’origine étrangère (avec néanmoins d’importants processus de différenciation interne).
Ces chiffres interpellent. Il y aurait-il un traitement implicite des Congolais? A-t-on affaire à des logiques de mise à distance dans la continuité du “développement parallèle” qui caractérisa l’ordre colonial?
D’un point de vue territorial et social, la Belgique a mis à distance ses indigènes ou sujets au sein même de la colonie, et entre la colonie et la métropole. C’est la raison pour laquelle, à l’indépendance, seule une poignée de Congolais avait un niveau d’études supérieures. Raison pour laquelle aussi la présence des Congolais en métropole était autant que possible évitée, y compris lorsqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la Belgique eut besoin de main-d’œuvre dans le secteur industriel3.
De la mise à l’écart à la mobilité
Les seuls “voyages organisés” le furent à l’occasion de mises en scène du Noir (expositions universelles de 1885 et 1897) et d’expériences scolaires très circonscrites (à peine vingt enfants et pendant cinq ans), toujours fin XIXe. Il fallut attendre l’exposition universelle de 1958, deux ans avant l’indépendance, pour voir une présence collective avec la venue d’environ sept cents Congolais. Jusque-là, les Congolais présents en métropole constituaient une population éparse, résultant de parcours individuels: des marins, des boys ayant suivi leurs maîtres, des mulâtres le plus souvent arrachés à leur milieu maternel…
Peu visibles dans les institutions publiques, peu présents dans le monde académique et médiatique, les Congolais sont peu subsidiés lorsqu’ils s’organisent en mode associatif
Entre 1958 et la fin des années 1980, les Congolais en Belgique ne sont pas des “immigrés”. Ils sont mobiles et fortunés, malgré les conditions précaires que connaissent rapidement les étudiants, confrontés à des suspensions récurrentes du versement de leurs bourses et à un statut ne leur permettant pas de travailler. Alors qu’ils étaient censés rentrer, ces étudiants – souvent chefs de famille – se sédentarisent. Certains multiplient les diplômes pour ne pas perdre leurs “papiers” ou éviter le chômage et les jobs dévalorisants.
Parallèlement, la crise socio-économique dans laquelle le Congo entre dans les années 1980 génère d’importantes migrations, aboutissant à une diversification des profils migratoires, avec en Belgique, la venue d’une population moins qualifiée et souvent moins éduquée à la fin des années 1980, début des années 1990.
Il fallut du temps pour que Belges et Congolais prennent conscience de l’installation durable des Congolais. Comme si les uns et les autres n’en voulaient pas, bien que pour des raisons différentes. Et si, aujourd’hui, trois générations de Congolais sont présentes sur le sol belge, seules deux sont issues de l’immigration stricto sensu.
Le différentiel des mémoires coloniales
Peu visibles dans les institutions publiques, peu présents dans le monde académique et médiatique, les Congolais sont aussi peu subsidiés lorsqu’ils s’organisent en mode associatif. L’inventaire de ces discriminations touchant cette minorité est à faire et la comparaison avec d’autres populations, nécessaire. Pourquoi, par exemple, les Congolais, et par extension ethno-raciale les “Subsahariens”, ne bénéficient-ils pas de centres culturels comme cela est le cas, de façon plus ou moins implicite, pour d’autres jeunes issus des migrations? Mais, surtout, y a-t-il un lien entre la (non‑) considération de cette minorité (et de ses revendications) et la place accordée à l’histoire partagée, commune, dans le récit national?
La colonisation, on le sait, a beaucoup rapporté à la Belgique aux niveaux économique, architectural, culturel et en termes de prestige international. Ce que, d’une manière générale, les Congolais et les Belges d’origine congolaise savent avec plus ou moins de précision (notamment les jeunes). Or, l’absence de reconnaissance de cet apport et de son enseignement à l’école, et plus généralement dans la société, crée une frustration que l’on peut dire croissante. En particulier parce que cette non-reconnaissance est perçue comme la volonté de ne pas rompre avec le rapport colonial, en maintenant les Congolais au bas de l’échelle sociale et en invisibilisant la place de leur pays d’origine dans la construction et l’enrichissement de leur pays d’installation.
Outre les conflits de mémoire que cela engage, c’est la question de la racialisation des rapports sociaux entre Belges et Congolais que pose l’absence de débat postcolonial. On a souvent l’impression que les politiques et les pouvoirs publics ont peur d’ouvrir ce “sujet de société”. Peur de déclencher la haine, la vengeance, peur d’une demande de réparation… Et pourtant, comment penser la cohésion sociale si ce “développement parallèle” perdure?
Entre mai et juin 2010, on assistait à une glorification des rapports belgo-congolais. Toutes les institutions commémoraient le cinquantenaire de l’indépendance du Congo. Pour les Congolais, ces moments ont favorisé l’émergence d’une parole portant sur le différentiel des mémoires coloniales (belge et congolaise) et sur la continuité de rapports inégalitaires. L’idée selon laquelle ces commémorations “n’ont servi à rien” est aujourd’hui très largement partagée dans les milieux congolais. Ce qui est regrettable. Car en suivant ces débats, il apparaissait pourtant clairement que l’heure n’était pas à la vengeance. À la colère sûrement, mais surtout au besoin de parler. De dire les choses et d’être entendu, d’échanger et de construire une mémoire commune en faisant reconnaître (et en luttant contre) les discriminations vécues à l’époque contemporaine.