Stefano Manservisi est le directeur général de la Direction des Affaires intérieures de la Commission européenne. Il nous livre sa vision pour une « approche globale » des questions migratoires. Où l’on comprend que faciliter la migration légale est un bienfait… qui ne va pas sans contreparties. Car, dit-il « l’aspiration à la mobilité, c’est un peu comme l’eau: on ne peut pas l’arrêter, mais on peut la canaliser« .
En quoi consiste l’approche globale des migrations et de la mobilité prônée par la Commission européenne?
Les questions de mobilité sont devenues des questions de portée globale. Dans nos discussions avec la Russie, l’Inde ou la Chine, la question des visas est toujours au top de l’agenda. C’est une conséquence logique de la mobilité des facteurs de production. Les hommes bougent, c’est lié à leurs besoins, mais aussi à un mouvement pour plus de liberté. On perçoit alors la frontière plus comme un obstacle que comme une protection. Face à ce mouvement, l’Union européenne (UE) doit proposer une vision intégrée. Nous avons donc publié ce document pour une « approche globale », avec quatre priorités, mais qui présente aussi une stratégie et une vision politique. Ces quatre priorités couvrent la migration au sens large du terme: une approche globale veut également dire traiter les défis migratoires dans toutes leurs dimensions, en les liant entre eux, et non se limiter à certains aspects.
Et parmi ces quatre piliers, lequel progresse le mieux? Il semblerait que cela soit celui qui consiste à lutter contre l’immigration irrégulière…
La lutte contre l’immigration irrégulière est l’aspect le plus visible de cette politique mais n’est pas le seul, loin de là…Cela pourrait faire croire que c’est dans ce domaine que nous sommes les plus actifs, car tout le monde en parle. Mais de fait l’immigration irrégulière dans l’UE diminue. Au-delà des mots et au-delà des coûts, c’est le pilier « migration légale » qui occupe une place de plus en plus importante, notamment dans certains secteurs: santé, ingénierie électronique, artisanat… Si nous voulons que l’Union demeure ouverte au monde et soit compétitive, il est temps de travailler davantage encore sur cette dimension.
Pourtant, dans le document sur l’approche globale, la migration légale est exclusivement présentée sous l’angle du renforcement des capacités économiques…
Nous utilisons notamment l’argument économique car c’est un aspect factuel important face à ceux qui pensent que l’immigration est un danger. Nous voulons montrer que davantage de migration légale est dans notre intérêt. Il faut le dire de manière correcte pour ne pas provoquer des sociétés qui sont en crise. Dans le même temps, il faut lutter contre l’immigration irrégulière, pour permettre davantage d’immigration légale.
Ce lien entre lutte contre l’immigration irrégulière et renforcement de l’immigration légale est un argument qu’on entend souvent. Mais ce lien existe-t-il vraiment?
Ce lien a une importance fondamentale pour deux raisons. C’est d’abord une question de perception: montrer qu’on lutte contre l’immigration irrégulière renforce l’idée que l’immigration est contrôlée, la loi respectée, ce qui rend donc plus acceptable le développement de l’immigration légale. C’est une question de crédibilité aux yeux de nos concitoyens. Ensuite, cela a aussi un effet de dissuasion sur ceux qui ont l’intention de venir dans nos pays de manière irrégulière et, surtout, sur les trafiquants d’êtres humains, de vrais exploitants de misère qui sont un vrai fléau. La lutte contre ces réseaux est au cœur de nos politiques en matière d’immigration irrégulière…
L’immigration irrégulière dans l’UE diminue. Au-delà des mots et au-delà des coûts, c’est le pilier “migration légale” qui occupe une place de plus en plus importante.
La Commission promeut l’idée de migration circulaire à travers notamment des partenariats pour la mobilité. Des partenariats où l’on traite aussi d’accords de réadmission et de lutte contre l’immigration irrégulière. Pourquoi mélanger ces thèmes qui peuvent paraître contradictoires?
Au contraire, voilà toute la pertinence de l’approche globale de l’UE: quand nous concluons un partenariat pour la mobilité avec un État tiers, nous parlons de migration régulière, de migration irrégulière, de migration et de développement, d’asile et de protection internationale. Limiter un partenariat pour la mobilité à un seul de ces aspects serait contradictoire. Celui conclu avec la Moldavie est un premier succès, par exemple. Dans le cadre de ces partenariats, nous commençons par une facilitation de visas pour le pays concerné. Puis, nous discutons de tout dans un esprit ouvert. Mais dans une logique d’équilibre car nous parlons toujours d’accords de réadmission. On ne peut ouvrir les canaux légaux de migration sans avoir un outil pour éviter les abus. Concernant les accords de réadmission, une erreur fondamentale a été commise au début: nous avions une approche obsessionnellement sécuritaire. Nous nous sommes présentés en disant d’emblée: « parlons d’abord de réadmission et ensuite nous verrons bien ». Alors que si nous arrivons en proposant un partenariat global avec facilitation de visas, la discussion est beaucoup plus ouverte. Les discussions pour la conclusion d’un partenariat pour la mobilité avec le Maroc et la Tunisie sont en cours. Une fois ces accords conclus, les discussions autour de la facilitation des visas et la réadmission auront lieu en parallèle. Même les Marocains qui se sont montrés réticents à l’idée de conclure un accord de réadmission se disent prêts à reprendre les négociations. Le problème est qu’il faut aussi aider ces pays à gérer les flux de non-nationaux et nous manquons à l’heure actuelle de fonds dédiés à cette question.
- Favoriser l’immigration légale et la mobilité
- Lutter contre l’immigration illégale et la traite des êtres humains
- Promouvoir la protection internationale et renforcer la dimension extérieure de l’asile
- Favoriser le lien entre développement et migration
Parlons un peu de Frontex. Quel est le rôle de la Commission par rapport à cette agence?
Il y a une ambiguïté structurelle que nous n’arriverons jamais à lever parce que cela fait partie de nos complexités. Des agences comme Frontex sont autonomes, sans aucun lien formel de dépendance avec le Conseil ni la Commission. Ce sont des entités se situant dans une « zone grise ». Elles jouissent d’une indépendance assez importante. On nous rend responsable d’un certain nombre de leurs agissements alors que nous n’y sommes que pour très peu. Néanmoins, nous avons deux instruments pour influencer leur travail. Nous sommes présents dans le Conseil d’administration et, ce qui est plus important, nous contrôlons leur budget qui provient à 90% du budget de l’Union, versé par la Commission. Grâce à cela, on peut influencer en priorité la transparence financière et le respect des droits de l’Homme.
Et en cas de violations des droits de l’Homme lors d’une opération de l’agence Frontex, qui est responsable?
Il faut se rappeler les règles d’abord. Frontex n’a pas (encore) des moyens propres et il ne peut pas lancer une action de manière autonome. L’agence mobilise les moyens des États membres quand un État le demande et c’est cet État qui est alors responsable de l’opération. Mais il y a eu des cas limites: le traitement infligé à certains migrants interceptés a fait l’objet de discussions. Le nouveau règlement Frontex, adopté en 2011, a institué des mécanismes de contrôle du respect des droits fondamentaux. Un responsable « Droits de l’homme » en interne est chargé de faire rapport aux instances. Le directeur exécutif de Frontex peut décider de retirer l’agence d’une opération conjointe si les droits fondamentaux ne sont pas respectés. Il n’empêche que le problème de la relation entre l’Union et ces agences reste difficile à expliquer.
Nous tentons de plus en plus d’impliquer les agences dans la formulation du policy making de la Commission afin qu’elles jouent un rôle plus stratégique dans les opérations. Par exemple, les analyses de risque de Frontex pourraient prendre une place plus importante dans la formulation de la politique européenne en général. Tous les 15 jours, une vidéo conférence est organisée entre toutes les agences et la Commission (différents départements) de manière à avoir une vision globale de ce qui se passe aux frontières.
Est-ce que les « Accords de travail » avec les États tiers sont purement opérationnels ou pensez-vous qu’ils pourraient faire l’objet d’un contrôle par le Parlement européen?
Certains aspects de ces accords sont très opérationnels. En particulier sur les échanges d’information et notamment l’analyse de risques. Mais l’ambiguïté de la situation existante fait que certains aspects dépassent parfois ce cadre et sont perçus comme pouvant « faire de la politique ». La Commission est présente dans le management board pour tirer la sonnette d’alarme. Il faut redire que les accords avec les États tiers sont négociés par la Commission au nom de l’Union et que tout accord opérationnel doit s’insérer dans ce cadre. Jusqu’ici, ce cadre général n’existait pas. C’est vrai pour Frontex mais encore plus pour Europol où l’on parle d’échange de données personnelles. Cela fait aussi partie de ce que j’appelle la « zone grise ».
Y-a-t-il actuellement des négociations entre la Commission ou Frontex avec la Libye pour la gestion de ses frontières?
L’État libyen n’est pas encore suffisamment stable pour mener un dialogue structuré sur les migrations. Mais l’Union a développé une mission d’assistance technique pour le contrôle des frontières dans laquelle Frontex a un rôle d’expertise. La Libye est consciente des efforts qu’elle a à faire à tel point qu’elle a montré un intérêt pour le projet « Sea Horse » (composante du système Eurosur, coopération des garde-frontières de pays d’origine, de transit et de destination d’immigrants irréguliers notamment). Je trouve que c’est un bon signe.
Des agences comme Frontex sont autonomes, sans aucun lien formel de dépendance avec le Conseil ni la Commission. Ce sont des entités se situant dans une “zone grise”
Quel est l’objectif d’Eurosur, ce nouveau système de surveillance des frontières dont se dote l’UE?
Il s’agit d’être mieux équipé pour identifier, en temps réel, les mouvements irréguliers ou dangereux de personnes et de biens, par exemple des bateaux transportant irrégulièrement de la drogue, des marchandises ou des migrants irréguliers, en reliant entre eux tous les points du réseau Eurosur. Cela sert aussi pour le sauvetage en mer. En cela, Frontex joue un rôle très important de « hub » européen.
Cette volonté d’empêcher les gens de partir n’a-t-elle pas un impact sur des personnes qui sont en quête de protection et ne peuvent le faire de façon légale?
Il ne faut pas que la seule option pour un demandeur d’asile soit le départ illégal! C’est pourquoi nous encourageons les pays du Sud à développer leurs relations avec le Haut-Commissariat pour les réfugiés et à se doter d’une législation spécifique concernant l’asile et la protection des droits fondamentaux, notamment en Libye et dans le cadre des partenariats que nous négocions avec la Tunisie et le Maroc. C’est le 4ème pilier de l’approche globale et il est fondamental. Nous avons par exemple tenu ce discours aux autorités jordaniennes qui font actuellement un effort considérable avec les réfugiés syriens.
Les industries de technologie n’ont-elles pas pris un poids disproportionné dans la définition des politiques migratoires?
Les industriels font leur métier. L’enjeu est de savoir ce dont nous avons besoin et d’être équipés en conséquence. Si nous n’avons pas les idées claires sur ce qu’on veut avoir alors il y a un risque de voir nos politiques définies via l’industrie, mais ce n’est pas le cas. Par exemple, nous devrions mieux connaître le nombre de personnes dans l’espace Schengen. C’est l’objectif du programme « Smart Borders ». Ensuite, c’est à chaque État de prendre les mesures qu’il jugera nécessaires, notamment avec les personnes qui auraient par exemple dépassé les limites de temps de présence régulière sur son territoire.
Propos recueillis par Cédric Vallet et Laure Borgomano