© Ervin Bartis

Asile et migration: un fossé nord-sud?

Ancien responsable associatif intervenant sur les questions d’asile, passé depuis à la politique active, Pieter Degryse nuance les idées courantes quant à l’existence d’un “fossé nord-sud” sur les question d’asile et de migrations.

Commençons par une petite histoire typiquement belge. On est vendredi soir, dans le train de Bruxelles à Ostende, avec un couple de retraités wallons en partance pour un week-end bien mérité à la côte. Elle: “Oui, ils entrent en Belgique et touchent directement de l’argent, sans avoir travaillé un seul jour. Quelques mois plus tard, tu les vois conduire une bagnole.” Lui: “Oui, et dans la caserne de Florennes, il ne reste même plus un seul militaire. Ils ont tout réaménagé pour les étrangers. Et il paraît que ça vole et que ça se bagarre…” Que retenir de cette anecdote? Que le clivage communautaire sur les questions d’immigration n’est peut-être pas si évident.

La place de l’immigration dans la société est un fait que les Belges ont en général plus de peine à accepter que les citoyens d’autres pays européens. C’est en tout cas ce que suggèrent les enquêtes (inter)nationales sur les opinions publiques depuis tout un temps1. Cela étant, les Wallons, les Bruxellois et les Flamands ont-ils des attitudes et des opinions fort divergentes sur l’immigration, l’asile, l’intégration des étrangers? Ces mêmes recherches suggèrent une réponse affirmative mais nuancée. Les différences semblent être plus notables selon le niveau d’étude, l’âge…

La place de l’immigration dans la société est un fait que les Belges ont en général plus de peine à accepter que les citoyens d’autres pays européens

Le clivage entre les citoyens des différentes régions semble donc beaucoup moins tranché que ce que prétend la part bruyante de concitoyens au comptoir des cafés ou sur les forums en ligne.Les partis conservateurs des deux communautés partagent quasi une même stratégie: passer à l’offensive, proposer des restrictions, monter les abus en épingle, exiger qu’on parle en termes d’obligations au lieu de droits. Beaucoup moins tranché ­également que ce que prétendent beaucoup d’hommes et de femmes politiques rue de la Loi.

Depuis la montée du Vlaams Blok à la fin des années quatre-vingt – ou même déjà avant? – le discours présentant comme une évidence que “les francophones et les Flamands ont des opinions totalement divergentes sur l’immigration” n’a jamais été absent au niveau fédéral. Ne commettons donc pas l’erreur de lier ce phénomène à la percée récente de la N-VA. Ne faisons pas l’erreur non plus de situer ce discours d’un seul côté de la frontière linguistique. Au temps des combats pour les régularisations (1998, 2003, 2008), j’ai assisté avec stupéfaction et à plusieurs reprises à des réunions semi-publiques où le sommet du PS, Elio Di Rupo inclus, accusait violemment “le Nord” d’obstruction totale, liant cela à l’attitude flamande supposée raciste vis-à-vis de l’immigration.

Un clivage avant tout idéologique

Les différences de vue dans la politique d’asile et de migration ne sont pas communautaires, elles ont été communautarisées. Par le milieu politique en premier lieu, suivi quasi aveuglément par les médias. Communautarisation voulue, parce qu’elle sert de part et d’autre. “Le Nord” ou “le Sud” servent depuis au moins 20 ans comme premier alibi des deux côtés de la frontière linguistique à tout parti qui veut masquer soit qu’il n’a pas voulu défendre tel point, soit qu’il n’a pas obtenu gain de cause. “Le Nord n’en veut pas”, clama le PS au temps des discussions sur la régularisation des sans-papiers, pour masquer le fait que le parti n’était pas prêt à en faire un point de toute première priorité ni à payer un prix pour s’imposer. “Les francophones bloquent”, prétendait le CD&V à chaque fois qu’il était divisé en interne sur la direction à suivre par rapport à l’immigration.

Si elles ne sont pas communautaires, les divergences de vue sur l’immigration restent toujours et d’abord idéologiques. Au Nord comme au Sud. Même si quasi tous les partis démocratiques se situent dans un spectre idéologique limité – aucun parti ne préconisant des frontières totalement ouvertes ni totalement fermées – les différences sont notables entre N-VA et Groen! par exemple, ou encore entre MR et CDH. Or, la grande différence entre les paysages politiques francophone et néerlandophone, résultant entre autres de la taille très différente entre partis d’une même famille politique et de l’absence de partis nationalistes francophones, fait que les idéologies dominantes ne sont pas les mêmes des deux côtés de la frontière linguistique. Le résultat en est également que la concurrence et les enchères penchent respectivement du côté progressiste en Belgique francophone et du côté conservateur en Flandre. Tout ceci renforce évidemment la perception d’un clivage communautaire.

Des stratégies différentes au Nord et au Sud

Ces divergences idéologiques se doublent de divergences stratégiques, surtout au sein des partis progressistes. Les partis conservateurs des deux communautés partagent quasi une même stratégie: passer à l’offensive, proposer des restrictions, monter les abus en épingle, exiger qu’on parle en termes d’obligations au lieu de droits. En revanche, les partis progressistes sont divisés sur la meilleure stratégie à adopter face à cette offensive. Sur ce point, on peut constater un réel clivage communautaire.

Les partis progressistes néerlandophones (SP.A et Groen! en premier lieu) cherchent à passer à la contre-offensive et essaient de proposer des solutions alternatives aux problèmes de l’immigration qui surgissent à l’agenda politique. Les partis progressistes francophones (PS, Écolo, en partie le CDH) réagissent de manière plus défensive, se retranchant derrière un discours de droits de l’Homme, d’obligations internationales, en relativisant les problèmes évoqués. La situation existante, les acquis du passé sont érigés en symboles auxquels on ne pourrait pas toucher.La manière la plus évidente de surmonter ces différentes réalités communautaires est d’investir dans un dialogue intercommunautaire permanent et soutenu, tant sur le contenu que sur la stratégie.

Ces divergences idéologiques se doublent de divergences stratégiques, surtout au sein des partis progressistes. Les partis conservateurs des deux communautés partagent quasi une même stratégie: passer à l’offensive, proposer des restrictions, monter les abus en épingle, exiger qu’on parle en termes d’obligations au lieu de droits.

Les deux stratégies ont démontré jusqu’ici leurs limites et n’ont pas débouché sur des avancées progressistes. Le discours contre-offensif n’est clairement pas encore mûr, n’a pas encore convaincu le grand public et la contre-offensive a mené à des excès, notamment pendant la période “flinks” du sp.a dans les années 90, où les socialistes flamands ont voulu démontrer qu’ils étaient aussi fermes que la droite. La stratégie défensive n’a pas non plus convaincu le grand public et a souvent eu des effets contreproductifs.

Résultat: toute une série de dossiers ont été bloqués par le PS dans les gouvernements (fédéraux) successifs, jusqu’à ce que le problème devienne tellement aigu que des mesures répressives s’imposent ou que les partis conservateurs aient tous les arguments en main pour faire passer leurs solutions. Dans le dossier de la politique d’enfermement et d’expulsion ou dans celui de la politique de retour, par exemple, les tabous invoqués par le PS ont bloqué longtemps (et toujours) la mise en route de solutions alternatives indispensables. Le fait que le PS n’a plus jamais assumé la responsabilité du portefeuille de l’Immigration depuis le passage de Philippe Moureaux en 1981 au poste de la Justice, est révélateur de cette stratégie défensive.

Des sociétés civiles aux sensibilités différentes

Les différences entre partis progressistes ne relèvent pas que de la stratégie, mais également de leurs relations respectives avec la société civile qui les entoure. Les partis progressistes néerlandophones se laissent influencer par des organisations se définissant elles-mêmes comme critiques, mais constructives et plutôt pragmatiques (aile progressiste du CD&V, Groen!) ou bien le parti n’a pas de liens étroits avec la société civile en matière d’immigration (sp.a). Tandis que du côté francophone, l’influence d’organisations plus radicales sur les partis progressistes paraît nettement plus grande.

La manière la plus évidente de surmonter ces différentes réalités communautaires est d’investir dans un dialogue intercommunautaire permanent et soutenu, tant sur le contenu que sur la stratégie. Même si cela consomme beaucoup d’énergie, que ça mène à des tensions internes et à des frustrations, c’est la seule voie pour progresser ensemble vers des solutions plus respectueuses des immigrés et de la société d’accueil. Les ONG l’ont compris depuis longtemps (dialogue au sein du Forum Asile et Migrations, collaboration semi-structurelle CIRÉ-Vluchtelingenwerk…) et ont marqué de belles victoires en agissant en front commun. Le groupe Écolo-Groen! à la Chambre pratique au jour le jour cette même approche difficile mais fructueuse. C’est la seule manière pour les forces progressistes de reprendre le dessus sur l’offensive conservatrice et populiste. 

Notes:
1   Voir les Eurobarometer et les European Social Survey. Voir également la recherche de Katrien Meireman, Bart Meuleman, Jaak Billiet et al., Tussen aanvaarding en weerstand. Een sociologisch onderzoek naar houdingen tegenover asiel, opvang en migratie, Academia Press, Gent, 2004.

À la N-VA: l’afflux tendu

À la N-VA aussi on a des idées sur la crise de l’accueil. Et elles concernent beaucoup l’ ”afflux” des demandeurs d’asile. C’est Sarah Smeyers, députée fédérale, qui les incarne et les exprime. Selon elle, la crise de l’accueil est avant tout “le résultat d’une très mauvaise politique. Si on est plus sévère au niveau de l’afflux des demandeurs d’asile, si on réduit la durée de la procédure, si on arrête les régularisations collectives, si on arrête l’accueil en hôtel, si on arrête les astreintes… on arrête ces choses qui font que notre crise est si grande.” Car, pour elle, la crise de l’accueil est avant tout une crise de l’asile. La politique de la Belgique est jugée “moins sévère qu’en France ou aux Pays-Bas” par la députée, ce qui crée un “appel d’air”. Il faudrait donc s’orienter radicalement vers un autre chemin dont elle nous trace le sillon: “Il faut diminuer la période d’accueil. Seuls ceux qui font une première demande d’asile devraient être accueillis, ça baisserait l’afflux. L’asile aussi devrait être réformé. Il faudrait une liste de pays sûrs. Les demandeurs d’asile en provenance de ces pays seraient accueillis deux semaines, le temps que leur dossier soit traité de manière accélérée.”

Enfin, l’objectif poursuivi est de faire baisser la durée de la procédure d’asile par tous les moyens et notamment en… interdisant les régularisations collectives. “La Belgique a créé une attente d’une régularisation collective. C’est très négatif. S’il n’y a plus de régularisations collectives, il y a moins d’afflux, donc aussi moins de demandeurs d’asile, donc le CGRA peut traiter plus rapidement les demandes d’asile.” Comme quoi, à la N-VA, on ne manque pas d’idées

 

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