Alternative “full”: liberté d’établissement

Au terme de ce numéro, le lecteur nous attend au tournant, et c’est logique. Car même en admettant que les centres fermés sont la honte des démocraties, peut-on vraiment s’en passer? Oui, on peut. On vous propose deux scénarios. Voici pour commencer l’alternative “full”, qui propose un renversement complet de la perspective: accorder la liberté de circulation et d’établissement à tout étranger qui le souhaite.

À l’heure actuelle, il n’existe nulle part de liberté de circulation et d’établissement. Quiconque voudrait faire usage de cette liberté sans disposer des titres requis risque de se retrouver en centre fermé avant d’être expulsé. Évidemment, si cette liberté existait, les centres fermés n’auraient plus de raisons d’être.

Cette proposition semble tellement “radicale” qu’on peut être tenté de rechercher un moyen terme, une manière de faire obstacle à une immigration jugée excessive qui, n’obligeant pas à recourir à l’enfermement, n’aille cependant pas jusqu’à la seule alternative logique qu’est la liberté de circulation et d’établissement.

Une proposition “radicale”?

On accuse trop facilement les partisans de la liberté de circulation d’être des rêveurs qui ne se rendent pas compte des désordres qu’entraînerait l’ouverture des frontières. Laisser qui le désire entrer et s’installer sur le territoire des pays riches, disent ces critiques, ce serait accentuer jusqu’à un point intolérable les difficultés que connaissent déjà les populations de ces pays dans l’accès à un logement, à un emploi, ruiner les systèmes de protection sociale mis en place dans ces pays, faire exploser les dispositifs d’instruction gratuite, de soins de santé pour tous et, enfin, créer les conditions pour que s’exacerbent la xénophobie, le racisme et les tensions sociales. Avec la libre circulation et la libre installation, expliquent-ils, les pays riches verraient en peu de temps la fin de la paix sociale qu’ils ont construite et leur niveau d’existence devenir semblable à celui des pays de provenance des migrants, sans que le sort de ces pays s’en trouve amélioré. Personne au bout du compte n’y gagnerait.

La fin de la souveraineté des États?

Il est bien probable, en effet, que si demain était soudain décrété qu’il est loisible à qui le désire de venir passer quelque temps, ou de s’établir durablement là où il le souhaite en bénéficiant immédiatement et sans condition de La libre circulation, c’est le fait de permettre à qui le demande de franchir une frontière. Cela ne signifie pas que les frontières disparaissent, et avec elles les règles qui prévalent sur le territoire que ces frontières délimitent. tous les droits et avantages dont jouissent les résidents de l’endroit, les effets d’une telle décision seraient une totale désorganisation. Et bientôt les règles de la vie démocratique, la protection des faibles, les efforts de redistribution et de correction des inégalités mis en œuvre dans les pays riches voleraient en éclat.

Mais qui a dit qu’autoriser la libre circulation conduirait forcément à abandonner toutes les réglementations, toute marque de souveraineté des États? Il importe de bien définir les termes employés dans cette discussion, et de préciser les notions auxquelles on fait appel.

Quels droits pour les nouveaux installés?

La libre circulation, c’est le fait de permettre à qui le demande de franchir une frontière. Cela ne signifie pas que les frontières disparaissent, et avec elles les règles qui prévalent sur le territoire que ces frontières délimitent. On peut très bien imaginer, donc, qu’une personne vienne dans un pays riche sans y avoir a priori d’autres droits que ceux qu’ont les simples visiteurs. Ainsi, les touristes n’ont aujourd’hui aucun droit dans les pays riches à être soignés sans avoir à payer ces soins sauf en cas d’accident grave et d’urgence vitale. Ils ne peuvent prétendre dès leur arrivée ni à la scolarisation de leurs enfants, ni à un logement social, ni à aucune forme d’assistance sociale. Ils n’ont pas non plus le droit de vote. Obligation leur est faite, en revanche, de respecter les lois en vigueur dans le pays où ils séjournent et ils ou elles peuvent faire l’objet de sanctions au même titre que tout résident en cas d’infraction à ces lois.

La question de la sauvegarde de ce qui s’appelle “marché du travail”, et des “systèmes de protection sociale”, se pose uniquement à partir du moment où un séjour prolongé – une installation dans le pays – donnerait accès aux droits dont bénéficie la population résidant dans ce pays. Or, à les examiner tour à tour avec attention, on se rend vite compte que bien peu de ces droits sont inconditionnels. La plupart sont soumis à des conditions d’ancienneté de résidence et donc de paiement d’impôts ou à des conditions de montants et de durée de cotisations liées au travail. Ainsi, l’installation durable d’étrangers dans un pays doté de dispositifs de protection sociale aurait les mêmes effets que la croissance démographique liée à une augmentation des naissances dans le pays ­considéré: de nouveaux enfants à scolariser, de nouveaux logements à construire, de nouvelles prestations de santé à fournir, mais, en regard, de nouvelles entrées dans les caisses de l’État et d’assurance sociale !Les diverses législations européennes en matière d’immigration qui instaurent le bannissement ou l’enfermement des étrangers font figure de démonstration un peu vaine de souveraineté.

Un accès libre au marché du travail

Reste la question des tensions sur le marché du travail et du risque de “dumping social”. Permettre le libre accès à un emploi salarié à tous ceux qui acceptent de s’exiler pour pallier la pénurie de travail ou de rémunérations dignes dans leur pays d’origine entraînerait, affirment les tenants de la fermeture des frontières, une pression insupportable sur les emplois et sur les salaires. Les migrants venus de pays pauvres accepteraient n’importe quel emploi, à n’importe quelles conditions et les employeurs profiteraient de cette main d’œuvre bon marché en n’offrant plus que des salaires dramatiquement revus à la baisse.

Là encore, la crainte exprimée manque de rigueur et néglige deux points au moins. Le premier est que, dans la situation actuelle de prétendue protection du marché du travail, une part de l’emploi salarié est occupée de fait par des personnes contraintes d’accepter des conditions de travail déplorables: chômeurs, jeunes peu qualifiés, demain peut-être retraités pauvres, et aussi migrants sans papiers. La libre circulation et la libre installation ne changeraient rien à cette situation, à laquelle on ne saurait remédier que par une politique sociale volontariste qui protège les droits du travail de tous, les sans-papiers comme les autres. Le deuxième point oublié par ceux qui agitent la crainte d’un marché du travail dont se trouveraient exclus les nationaux et les immigrés légaux est que la somme des emplois disponibles sur un territoire donné n’est pas un gâteau à nombre de parts fixes.

À l’heure actuelle, il n’existe nulle part de liberté de circulation et d’établissement. Quiconque voudrait faire usage de cette liberté sans disposer des titres requis risque de se retrouver en centre fermé avant d’être expulsé.

On sait que les employeurs, pour obtenir une main d’œuvre moins chère, recourent aux délocalisations, faisant ainsi diminuer le nombre d’emplois offerts aux résidents des pays riches. On sait aussi, pour le dire vite, que “l’emploi crée l’emploi”. Au final, la liberté de circulation et d’établissement, à la condition que la vie économique soit réglementée autant ou davantage qu’elle ne l’est aujourd’hui, pourrait bien se révéler facteur d’enrichissement pour les pays d’immigration.

La liberté de circulation comme alternative à l’enfermement?

Les notions de libre circulation et de libre établissement sont trop souvent associées à l’abandon de toute expression du droit des peuples à définir ce qui régit la vie socio-économique sur leur territoire. Il faudrait plutôt analyser l’organisation actuelle du monde comme une apparente maîtrise qui cache la très grande latitude laissée aux forts d’exploiter les faibles, que ce soit au travers de centaines de milliers d’exilés privés de tout droit dans les pays riches ou des millions d’habitants des pays pauvres assignés à résidence dans leurs pays et empêchés de circuler et de s’installer librement.

Dans ce contexte, les diverses législations européennes en matière d’immigration qui instaurent le bannissement ou l’enfermement des étrangers font figure de démonstration un peu vaine de souveraineté.

Officiellement, on justifie l’enfermement de migrants par la nécessité de garder à disposition ceux et celles qu’on souhaite refouler, ou expulser. Et en effet: comment faire autrement? On enferme aussi pour dissuader, pour punir, et pour renvoyer à tous l’image de l’immigré “clandestin” comme délinquant. Mais peut-être que l’objectif principal est de donner un signal d’apparente maîtrise sur des territoires où la véritable souveraineté n’est pas tant celle des États que celle des puissances économiques, qui trouvent tout à fait leur compte dans le déni de droits des exilés et des candidats à l’exil.

Instaurer la libre circulation pourrait bien être l’occasion et la clef d’une souveraineté retrouvée.

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