Un patch work associatif

Fragile, décousu, déséquilibré, dense en Flandre et plus discontinu en Wallonie: tel est le paysage des associations roms en Belgique.

Tenter de brosser le paysage associatif rom ou travaillant avec les Roms en Belgique, c’est se préparer à parcourir la Flandre de long en large, tant le déséquilibre entre le Nord et le Sud du pays en terme de structures reconnues dans le secteur est flagrant. Comme si ce déséquilibre ne suffisait pas, Ahmed Akim, directeur du Centre de médiation des Gens du Voyage et des Roms en Wallonie, a refusé de s’exprimer dans ces pages.

Pour Koen Geurts, responsable de la cellule “Roms et Gens du voyage” au Foyer, à Bruxelles, il y a en Flandre “une attention plus accentuée portée sur la thématique au niveau politique, surtout depuis le décret minorités de 1998 qui a organisé le travail spécifiquement par province. En Wallonie, c’est différent, on ne fait pas de distinction entre les différentes communautés ethniques. On n’ose pas parler d’ethnie car cela pourrait engendrer plus de stigmatisation, plus de discriminations. L’approche est différente. En outre, et cela concerne l’organisation propre aux différentes communautés, il y a davantage de Roms en Flandre qu’en Wallonie“.

Nous avons pris la route (flamande) pour tenter de lever un coin du voile sur ce qui se fait et s’organise aujourd’hui en Belgique pour et par les Roms. Bruxelles, Hasselt, Anvers, Gand, Saint-Nicolas: des expériences, des approches, des voix différentes, et parfois dissonantes, pour une problématique complexe.

Erio: le lobbyisme européen en réseau?

Notre premier rendez-vous est avec Ivan Ivanov. Pour qui s’intéresse à l’associatif sur la “question rom” en Belgique, le directeur d’Erio (European Roma Information Office) représente un point de départ idéal. Fondé en 2003, Erio se présente comme un réseau européen d’information sur les Roms.

Erio est ensuite passé en 2007 à la vitesse supérieure, en ajoutant la corde du lobbying à son arc. “Deux ou trois ans après l’élargissement européen de 2004, les institutions européennes réalisèrent qu’elles avaient également besoin de recommandations, explique I. Ivanov. Elles avaient besoin de consulter un partenaire avant de prendre des décisions concernant les Roms”.
Le réseau d’Erio regroupe 200 organisations dans toute l’Europe. Reconnu comme un partenaire officiel des institutions européennes, Erio représente les Roms pour l’Union Européenne à Bruxelles. “Nous ne voulons pas nous faire passer pour le cerveau des Roms, insiste I. Ivanov. Ça ne serait pas correct. C’est nous qui avons le plus d’expérience, c’est vrai. Quand nous présentons une idée, c’est celle de tous nos membres. Nous la formulons et la présentons correctement, tout simplement. Nous sommes la voix de ces gens à Bruxelles. Et le fait que nous soyons partenaires de la Commission européenne ne nous empêche pas de critiquer son travail de manière constructive“.

Erio est actif dans les domaines de l’antidiscrimination et de l’inclusion sociale via les questions de l’éducation, de l’emploi, du logement, de la santé, de l’immigration et les services sociaux. Le réseau travaille aussi au niveau national dans les pays où la population rom est la plus importante. Et pour la Belgique? “Dernièrement, raconte I. Ivanov, nous avons été très actifs en Belgique, car il semble que nous soyons la seule organisation de niveau national, à cause des spécificités structurelles belges. Les autres organisations ne sont même pas régionales, elles sont locales. Nous aidons la Belgique à développer la stratégie demandée par le cadre européen adopté en avril 2011 concernant les Roms“.

Erio insiste sur l’importance de la participation des communautés roms à l’élaboration des politiques qui les concernent. Le réseau organise ainsi des ateliers et des tables rondes au sein des communautés pour améliorer leurs capacités et leurs compétences et les aider à formuler leurs messages à destination des instances européennes.

L’une des difficultés rencontrées par I. Ivanov concerne l’hétérogénéité des communautés roms. Il est en effet malaisé de les unifier, explique-t-il. “Mais s’il y a plusieurs groupes très différents regroupés sous le nom de Roms, ils font tous face aux mêmes discriminations, aux mêmes exclusions. C’est ce qui les unifie.

Les “gadjé”

Il existe aussi en Belgique de nombreuses associations locales travaillant plus ou moins sérieusement sur la “question rom”. Nous avons voulu nous concentrer sur celles dont l’expérience était la plus reconnue, et avons ainsi rencontré cinq acteurs principaux. Trois d’entre eux sont des gadjé, du pluriel de gadjo: l’étranger, pour les Roms.

Hasselt

La grande salle de réunion vide est emplie des échos de la classe de danse pour retraités qui se déroule juste à côté. Toon Michaels détaille ses activités dans le secteur associatif. Après avoir consacré treize ans de sa vie aux Roms et Gens du Voyage, il donne aujourd’hui des séminaires. Sa petite ASBL, Vlaamse Vereniging voor Voyageurs, Roms, Roma en Manoesjen (VROEM), vit sans personnel, sans subvention, sur son expertise. Quand Toon Michaels jette un regard en arrière, il constate que “la problématique est la même, les choses s’améliorent, mais trop lentement. Le fond de tous les problèmes avec les Roms c’est qu’on rencontre un clivage entre eux et nous. Les gadjé, la société belge, n’acceptent pas les Roms. Et les Roms, eux, essayent de garder la distance. Ça a beaucoup de conséquences sur la santé, l’hygiène préventive, la scolarisation, l’emploi… Dans tous les domaines, on rencontre cette même distance, ce même clivage qui persistent“.

D’une vie de médiateur passée à essayer de réduire ce clivage, il ne reste assez d’expertise que pour donner des séminaires. “Pourquoi j’ai arrêté de travailler sur le terrain? C’est une question de politique flamande. Il n’y avait plus de subsides. Nous qui étions en première ligne, à faire de la médiation en face à face, avons dû nous retirer en deuxième ligne. Dès l’instant où on s’est retiré, il n’est plus resté personne pour les Roms. Il n’y a plus eu de subsides que pour des projets temporaires, rien de structurel. Or, pour construire quelque chose avec les Roms, il faut une politique à long terme. Toute la méthodologie que nous avions construite a disparu“.

Tout est lié. Ils ne peuvent s’inscrire à la commune que lorsqu’ils ont un logement, et ils ne peuvent rester inscrits que lorsqu’ils ont un travail. Ce sont les règles européennes.

Une méthodologie basée sur la médiation pro-active, comme l’explique T. Michaels: “On ne fonctionnait pas sur demande. On cherchait activement, et si on trouvait des personnes qu’on ne connaissait pas, on allait à leur rencontre, chez elles, pour faire connaissance, pour établir une relation de confiance. Dans un second temps, on essayait d’organiser les personnes concernées. C’était très difficile, tant les différences sont marquées au sein d’un même groupe, mais ça fonctionnait“. Responsables sans expertise, argent gâché, manque de structure: Toon Michaels, qui défend son expérience du terrain, offre une vision assez pessimiste de la situation actuelle.

Gand

Nous sommes chez Carla Ronkes. Cette petite dame âgée gère le Werkgroep Vluchtelingen Gent, qui existe depuis vingt ans déjà, et occupe environ 26 bénévoles. Sous la coupole du KRAS (Koepel van armoedewerkingen in groot-Gent, qui rassemble une quarantaine d’organisations à Gand), le Werkgroep Vluchtelingen reçoit peu d’aide financière. “Mais nous demandons beaucoup, explique Carla Ronkes. Nous recevons des dons des églises: des langes, des vêtements ou du lait par exemple“.

Le Werkgroep Vluchtelingen n’est pas exclusivement destiné aux Roms de la ville mais “suite à l’élargissement européen, nous avons eu affaire aux Roms”. La population rom de Gand dépasse les 6.000 personnes. Les principaux problèmes rencontrés par cette communauté sont liés au travail et au logement. “Mais tout est lié, explique Mme Ronkes. Ils ne peuvent s’inscrire à la commune que lorsqu’ils ont un logement, et ils ne peuvent rester inscrits que lorsqu’ils ont un travail. Ce sont les règles européennes. Nous sommes une petite association, concède-­t-elle, mais nous avons un grand réseau. Nous collaborons beaucoup avec les autres organisations du KRAS, avec des assistants sociaux, avec les écoles… Nous allons voir les gens, nous les rencontrons dans leur maison, nous allons avec eux à l’hôpital. Nous avons peu, et nous demandons beaucoup à nos partenaires!” Et que pense-t-elle du futur Conseil national des Roms? “C’est une structure qui se cherche encore, qui a besoin de plus de maturité. Ce n’est que le début et il reste encore beaucoup à faire!“.

Zelforganisatie: les Roms pour les Roms

Les deux derniers intervenants sont Roms. Ou plutôt, suivant la nomenclature européenne, ils sont assimilés aux Roms. Ce détail a son importance: l’hétérogénéité des communautés concernées semble être un obstacle à l’application correcte de la politique européenne, et il a fallu tenter de les regrouper pour obtenir des résultats plus probants. Certains Roms ont ainsi décidé de s’organiser pour leur communauté spécifique. L’avatar de cette auto-organisation Rom (ou d’une certaine vision de cette dernière) est sans doute représenté par le futur Conseil national des Roms. Pour nos deux derniers intervenants, il constitue une pierre d’achoppement: prématurément dysfonctionnel mais absolument nécessaire, déjà mal organisé mais définitivement essentiel.

Anvers

L’Unie van de Roma-gemeenschap existe depuis cinq ans à Anvers. Un conseil d’administration de six personnes, quatorze collaborateurs bénévoles, pour 700 à 800 bénéficiaires, l’organisation de Sait Sehersijan travaille sur différents secteurs: éducation, statut social, culture, santé, logement, travail. “Nous essayons de définir une priorité par an, explique Sait Sehersijan. En 2011, c’était l’éducation. Nous voulons sensibiliser et motiver les parents pour qu’ils envoient leurs enfants à l’école. L’année prochaine, nous travaillerons sur l’intégration des Roms récemment arrivés d’Europe de l’Est.” En outre, l’organisation de Sait Sehersijan offre ses services de traduction et d’interprétation dans les tribunaux et auprès de la police de la ville.

L’ASBL se veut présente sur le terrain, concentrée sur le niveau local uniquement. Selon S. Sehersijan, il y aurait environ 4.500 Roms à Anvers, et plus de 7.000 si l’on compte la province dans son ensemble. “Les Roms ne savent pas que le gouvernement flamand a publié un décret stipulant qu’ils doivent s’intégrer dans la société en suivant un cours de 60 ou 120 heures. Nous donnons tous les trois mois des informations à propos de ce décret du gouvernement flamand. Notre organisation veut être un pont entre les Roms et les non-Roms, continue-t-il. Nous voulons amener les Roms dans la communauté anversoise“.

Au niveau financier, l’Unie van de Roma-gemeenschap doit se débrouiller avec les moyens du bord. Elle ne reçoit aucun subside structurel et dépend entièrement des projets ponctuels qu’elle parvient à développer. “On vit de projet en projet, raconte S. Sehersijan. Une nouvelle demande tous les trois ou six mois. Nous recevons un peu d’argent de la ville tous les ans, pour nos coûts administratifs. Mais c’est trop peu“. Lorsqu’on aborde le Conseil national des Roms, S. Sehersijan évoque son partenariat actif avec Erio, le cabinet Milquet et le Forum des minorités pour l’élaboration de ce Conseil. Il parle cependant de certains “doutes sur sa structure”, mais ne peut pas parler à ce propos publiquement. “Je ne veux et je ne peux rien dire de plus… C’est mieux de garder ça secret. Mais le Conseil des Roms doit advenir. Parce que la stratégie européenne doit être mise en oeuvre au niveau national“.

C’est la structure du Conseil et non son existence elle-même, qui pose donc problème. Pour S. Sehersijan, “les non-Roms ne devraient pas pouvoir participer. C’est une organisation de Roms. Nous devons prendre nos responsabilités. Pourquoi aurait-on besoin d’une baby-sitter? Les Roms doivent saisir l’opportunité donnée par le gouvernement et montrer qu’ils sont adultes. Je ne veux pas en parler davantage car le Conseil n’a pas encore été créé“.

Saint-Nicolas

Imer Kajtazi, le président de Romano Dzuv–dipe est en Belgique depuis quatorze ans. Depuis quatorze ans, il s’investit dans la thématique et la “problématique Roms” en Flandre. Romano Dzuvdipe, fondée en 2001, est basée à Saint-Nicolas (Flandre de l’Est). L’organisation est composée de Roms et de non-Roms et compte, sur une période d’existence de dix ans, entre 8000 et 9000 membres roms originaires de Tchécoslovaquie, de Bulgarie, de l’ex-Yougoslavie, des Balkans et surtout du Kosovo.

Beaucoup de Roms arrivent en Belgique en étant analphabètes, sans expérience de l’école ou du travail. Ces problèmes passent des parents aux enfants. Mais en Belgique, l’éducation est primordiale, tout est basé là-dessus. Les Roms ne savent pas que c’est important. Pour certains, c’est trop tard, mais pour leurs enfants c’est important.

Les débuts étaient difficiles, se rappelle Imer Kajtazi. Nous n’avions pas de local propre, on devait utiliser un espace prêté par la ville ou par une autre organisation. Depuis un an et demi, nous avons notre propre espace, composé d’un centre culturel rom, d’une mosquée, d’une salle de prière, d’un local pour l’enseignement et d’un espace de rencontre“.

Les activités de Romano Dzuvdipe se concentrent sur l’éducation des jeunes roms. “Nous organisons des activités pour les jeunes. Nous aidons les enfants pour les devoirs. Nous stimulons les parents pour qu’ils envoient les enfants à l’école, pour qu’ils les inscrivent à temps. L’année prochaine, nous allons commencer à travailler avec les nouveaux arrivants, pour qu’ils apprennent le flamand. Nous organisons aussi des activités pour les femmes roms“.

Imer Kajtazi insiste sur l’importance de l’éducation: “Beaucoup de Roms arrivent en Belgique en étant analphabètes, sans expérience de l’école ou du travail. Ces problèmes passent des parents aux enfants. Mais en Belgique, l’éducation est primordiale, tout est basé là-dessus. Les Roms ne savent pas que c’est important. Pour certains, c’est trop tard, mais pour leurs enfants c’est important. Ça peut constituer le début d’un nouveau futur. Les parents ne le réalisent pas assez, ce sont eux qu’ils faut motiver en premier lieu. Envoyer les enfants à l’école n’est pas seulement une obligation légale, ça offre une perspective d’avenir“.

Au niveau financier, Romano Dzuvdipe n’est pas plus avancé que l’Unie van de Roma-gemeenschap: aucun subside structurel, un financement de projet ponctuel en projet ponctuel. “Malheureusement, nous avons eu et nous avons toujours des problèmes financiers, continue I. Kajtazi. Nous essayons de collaborer avec les organisations dont les projets sont subsidiés“.

Et sur le Conseil des Roms, Kajtazi sera-t-il plus bavard? “Je n’ai pas d’opinion sur le Conseil, répond-t-il. Nous collaborons avec Erio pour le fonder. Je ne sais pas encore si je vais y prendre part une fois qu’il sera là, mais il faut qu’il soit créé. J’étais à l’initiative du projet, avec d’autres, mais je me suis retiré. Je voulais rester indépendant. J’ai vu des choses, mais je me suis tu. Si j’en parlais, tout le monde allait partir et il n’y aurait pas eu de Conseil. Je voulais que ça continue, alors j’ai préféré me retirer. Et puis, dernièrement, j’ai vu des choses intéressantes sortir des réunions et j’ai eu envie de me réinvestir“.

En conclusion

Le premier élément qui ressort de ces rencontres est le déséquilibre flagrant entre la Flandre et la Wallonie. Il apparaît ensuite que le milieu associatif dans son ensemble souffre d’une grande fragilité financière. Aucun budget structurel n’est alloué aux associations qui travaillent sur le terrain et celles-ci doivent survivre d’année en année en débloquant des fonds alloués à des projets spécifiques ou en s’associant avec des partenaires qui ont plus de marge. Un troisième point à relever est, à l’image de la communauté rom dans son ensemble, une hétérogénéité dans les approches, les méthodes et les visions. Que ce soit entre les associations “gadjé” et “roms” ou même entre les associations “gadjé” elles-mêmes, les approches diffèrent: certaines privilégient l’éducation, d’autres l’intégration, la survie, la médiation ou la responsabilisation. Il semble donc y avoir un manque évident de vision globale au niveau national sur la “question Rom”. Ce manque est d’abord causé par le déséquilibre régional que nous avons relevé entre le Nord et le Sud du pays, mais aussi par les différences dans les méthodes de travail. Enfin, tous les travailleurs du secteur ont relevé qu’il est extrêmement difficile d’unir les communautés roms sous une même bannière. Ne serait-ce que parce que le terme “Rom” reste une invention des institutions. La création d’un Conseil national des Roms pourrait peut-être contribuer à pallier ce manque de vision globale. Mais, là encore, il semble que ce ne soit pas gagné: les acteurs qui doivent prendre part à la construction de ce Conseil semblent en effet être en désaccord avec leurs confrères, soit sceptiques, voire méfiants à l’égard de sa création.

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