Claire Rodier est directrice du Groupe d’information et de soutien aux immigrés (GISTI) à Paris et vice-présidente de Migreurop, un réseau européen et africain de militants et de chercheurs qui travaillent sur les questions migratoires en Europe.
Le nombre de migrants qui tentent de franchir les frontières de l’UE ne cesse d’augmenter depuis 2013. Ces chiffres révèlent-ils l’échec de cette politique?
L’impression de “pression migratoire” résulte avant tout du refus par l’Europe de prendre en compte une série de données, notamment la persistance de l’exode syrien ou l’opération de sauvetage des boat people en Méditerranée mise en place par l’Italie. Mais relativisons: on parle de “pression” quand l’agence Frontex annonce avoir intercepté 130.000 migrants “irréguliers” aux frontières de l’UE en une année alors que ce chiffre correspond au nombre de Kurdes irakiens qui ont franchi la frontière turque en une seule journée, au mois de septembre 2014! Ceci dit, les États membres prétendent mener depuis 15 ans une politique coordonnée de maîtrise de “l’immigration irrégulière”. On s’interroge alors: l’augmentation considérable des moyens humains, techniques et financiers pour ériger ces barrières est-elle justifiée, si finalement le nombre des migrants qui cherchent à rejoindre l’Europe reste à peu près constant?
Une politique qui en plus fait le jeu des passeurs…
À chaque drame en Méditerranée, les responsables européens mettent systématiquement en avant la responsabilité des passeurs. Mais ils inversent l’ordre des choses! Ils oublient de dire que ces passeurs ont des “clients” justement parce que les migrants ne peuvent pas emprunter de voies légales pour entrer en Europe. Bien sûr, la responsabilité des personnes qui les aident à traverser les frontières est énorme quand les choses tournent mal. Mais ce sont surtout les politiques qui visent à empêcher le franchissement des frontières qui sont à mettre en cause. Plus on renforce les contrôles, plus les migrants prennent des risques pour franchir les frontières. Le métier de passeur a encore de beaux jours devant lui tant que cette politique de fermeture continuera à se développer.
Le métier de passeur a encore de beaux jours devant lui tant que cette politique de fermeture continuera à se développer.
Une politique qui a un coût. Quelles sont les estimations?
Depuis sa création, le budget de l’agence Frontex a été multiplié par 15. Pour être précis dans le décompte, il faut ajouter les budgets additionnels votés à chaque opération exceptionnelle. Or Frontex n’arrête pas d’invoquer des situations exceptionnelles pour justifier de nouvelles augmentations de son budget. À coté de ces chiffres, il faut encore additionner les budgets nationaux que chaque État membre consacre au contrôle des frontières. Ce qui est déjà plus compliqué à chiffrer.
Il y a ensuite tout ce qui n’est pas inscrit spécifiquement dans le contrôle des frontières mais dans la coopération ou l’aide au développement. Une grande partie de la politique de l’UE consiste à mettre en place des contrôles en amont, c’est-à-dire à sous-traiter ce contrôle à des États tiers de l’autre côté de la Méditerranée, du Maghreb à l’Afrique de l’Ouest notamment. Le contrôle des frontières ne s’effectue pas uniquement avec Frontex. Il existe aussi les coopérations bilatérales, par exemple entre l’Espagne et le Sénégal, ou l’Espagne et la Mauritanie, ou l’Italie et la Libye.
Dans votre livre, vous parlez du contrôle des frontières comme un véritable business.
La militarisation des frontières avec l’utilisation ces dix dernières années des technologies de plus en plus sophistiquées comme des radars, des scanners, des hélicoptères et des drones… coûte très cher. Ce sont des ressources juteuses pour des entreprises d’armement qui ont tout intérêt à ce qu’un tel marché se développe. On peut se demander dans quelle mesure les intérêts économiques qui se cachent derrière ces dispositifs ne viennent pas brouiller les cartes. Les lobbys des sociétés d’armement sont probablement plus efficaces auprès des décideurs politiques à Bruxelles que les lobbys d’ONG qui mettent en avant à la fois l’incohérence et la dangerosité de cette course sans fin derrière un ennemi imaginaire qui serait le migrant, comme le dénonce la campagne Frontexit.