… quand il déambule dans les rues de Couvin. Il est un réfugié parmi les autres qu’accueille le centre “Petit Forêt”, ouvert en février dernier.
Dans la chambrette étroite où il nous reçoit, rien ne permet d’imaginer qu’il était, il y n’a pas si longtemps, un De Brigode version irakienne. Son compagnon de chambrée, qui observe l’interview d’un coin de l’œil, nous le jure pourtant dans un anglais rudimentaire. “Je le connaissais! Il passait à la télévision!“
Tous les matins, sur Al Iraqiya (Iraqi Media Net), première chaîne publique du pays, Mansoor Ghanem présentait Good morning Irak, un talk show de deux heures consacré aux questions politiques et culturelles. Dans un pays meurtri par la guerre, déchiré par les rivalités religieuses, menacé par l’État islamique jusqu’aux portes de sa capitale Bagdad, les journalistes d’Al Iraqiya ne cachent pas leur nationalisme irakien. Mansoor Ghanem milite “contre la division du pays“, mais aussi “contre l’idéologie salafiste“.
Ce féru d’art ancien ne supporte pas de voir le patrimoine architectural détruit par Daesh. Avant que le groupe terroriste ne conquière de larges pans du pays, son cheval de bataille était le rapatriement des vestiges nationaux dispersés dans les musées de l’Occident. En 2013, il accompagne même jusqu’en Europe un ministre dans une tournée visant à récupérer les trésors babyloniens “volés“, comme la porte d’Ishtar 1.
Sur son téléphone, il nous montre avec fierté des photos de lui, tiré à quatre épingles dans une réception huppée au musée Pergame de Berlin. C’était il y a trois ans, une éternité. “Aujourd’hui, je ne suis plus personne“, soupire-t-il. Loin de chez lui, Mansoor regrette le temps où il était quelqu’un.
L’an dernier, Mansoor a choisi de fuir l’Irak, craignant pour sa sécurité. Ses prises de position, dit-il, exposaient ses proches aux représailles. “Je n’osais plus marcher dans la rue avec ma famille“. Et pour cause : de nombreux journalistes irakiens ont été assassinés ces dernières années. Ceux d’Al Iraqiya ont payé un lourd tribut à la violence 2. Sa femme et ses enfants s’exilent loin de la capitale, chez les grands-parents. Lui prend la direction de l’Europe, à nouveau, sans prestige cette fois, avec l’espoir d’obtenir un statut de réfugié. Son parcours l’amène jusqu’en Belgique, sur les hauteurs de Couvin. Logé avec quelque 250 autres candidats à l’asile, il attend des nouvelles de son dossier.
Attendre et dormir
Si les Syriens, dans le malheur de la guerre totale qui ravage leur pays, ont la chance d’obtenir le statut de réfugié assez rapidement, les Irakiens doivent prendre leur mal en patience. Théo Francken, le secrétaire d’État à l’asile, leur a même envoyé un courrier personnel les invitant à rentrer au pays, au motif que les conditions de sécurité y seraient désormais acceptables. Cette missive a provoqué la colère de nombreux réfugiés. “Ils disent que Bagdad est une ville sûre, mais cela ressemble plus à une boucherie qu’à autre chose“, s’étrangle Mansoor. Quelques jours plus tôt, un camion piégé a ravagé un quartier chiite de la capitale irakienne. Cet attentat, le plus meurtrier depuis 2007, a coûté la vie à 324 personnes.
“Attendre et dormir, c’est tout ce qu’on peut faire”, lâche l’ancien journaliste, amer. Il ne comprend pas le refus de l’Europe d’accueillir plus de réfugiés. “Einstein lui-même s’est réfugié (aux États-Unis, fuyant le nazisme, ndlr), ce n’est pas une honte.” Pour autant, il ne laisse pas transparaître sa désillusion. Toujours souriant, d’une politesse exquise, il essaie de passer ses journées constructivement, tissant des liens à Couvin, apprenant le français, voyageant à Bruxelles ou à Anvers quand son budget le permet.
Tous les résidents ne font pas preuve d’autant de philosophie face à l’ennui. L’inactivité, l’angoisse, la promiscuité provoquent parfois des frictions, y compris avec la population locale. L’agression d’un demandeur d’asile afghan, poignardé dans un parc de Couvin, a encore fait monter la température d’un cran. Mansoor tente de calmer les ardeurs. Il sait à quel point une mauvaise image des réfugiés peut jouer en leur défaveur. “Je me bats tous les jours, je leur dis de s’habiller à l’occidentale, d’être propres, de raser leur moustache. Je leur parle comme à des enfants, certains sont à peine sortis de l’adolescence. ‘S’il vous plaît, souriez, ne vous promenez pas en bande, respectez les feux de circulation, apprenez la culture’. Certains n’ont aucune idée de ce qu’est la vie en Europe!“
Lui, si fièrement irakien qu’il soit, goûte au mode de vie européen. “J’aime le vin“, glisse-t-il, gourmand, comme s’il confiait un secret. Se voit-il rentrer un jour au pays? Il parle de “revenir achever ce qu’il a commencé“, mais fatigué par la violence, il veut “se préserver pour la suite“. En attendant, il fait ce qu’il sait faire : du journalisme. Muni d’une petite caméra, il a réalisé récemment l’interview d’un compatriote, musicien connu, lui aussi exilé en Belgique, lui aussi devenu un visage parmi d’autres.
Aujourd’hui, Mansoor a quelques amis à Couvin. Les bénévoles du groupe ACCES 3, qui assistent les réfugiés dans leur quotidien, sont comme “une seconde famille”, dit-il. On l’invite à dîner, ou à visiter un bout de Belgique. Quand il déambule à travers son pays d’adoption, on ne le reconnaît peut-être pas encore dans la rue. Mais une chose est acquise : il est redevenu quelqu’un.
1. Annonçant l’entrée de Babylone au Nord de la ville, cette porte a été reconstituée
et se trouve au musée de Pergame à Berlin.
2. Entre 2003 et 2016, il y a eu environ 270 journalistes et collaborateurs de médias tués en Irak selon RSF. 15 journalistes d’Al Iraqiya font partie de ces victimes.
3. ACCES : Accueils couvinois et solidaires