L’agence Frontex est une créature inquiétante de l’Union européenne, qui a fini par incarner la politique de contrôle et de répression des migrants par les États membres. Inquiétante, parce qu’il est difficile de savoir ce qu’elle fait exactement, qui la contrôle et comment. Inquiétante aussi parce que, en sous-main, c’est elle qui tire les ficelles d’une scène de plus en plus tragique: celle qui se joue sur les frontières au prix de nombreux drames humains.
Créée en 2004 par règlement de l’UE et devenue opérationnelle en mai 2005, Frontex a pour objectif de “promouvoir, coordonner et développer la gestion des frontières européennes, en ligne avec la charte des droits fondamentaux de l’UE, appliquée au concept de gestion intégrée des frontières”1.
Dirigée par un “Management Board” composé des chefs des agences des frontières de 25 États membres et de deux représentants de la Commission européenne, Frontex a un mandat d’action tentaculaire: opérations de “détection” des migrants irréguliers aux frontières aéroportuaires, terrestres et maritimes de l’Union, mise sur pied d’équipes de garde-frontières européens, coordination des opérations d’expulsion, travail d’analyse des risques migratoires, formation des garde-frontières, recherche et développement en matière de technologies de surveillance…
Pour mettre en œuvre toutes ses missions, l’Union a doté sa créature d’un budget annuel passé en quelques années de 6 à 86 millions d’euros, pouvant être révisé en fonction des besoins urgents éventuels et d’un siège à Varsovie employant environ 300 personnes. Pour les besoins des opérations, les États membres sont en outre susceptibles de fournir à l’agence du matériel et des hommes: ainsi, dès 2007, 21 avions, 27 hélicoptères, 116 navires et plusieurs unités de radar mobiles, répertoriés dans un inventaire central (Crate), étaient mis théoriquement à la disposition de l’agence, sous réserve de l’accord des États qui les possèdent2. Et depuis la refonte du mandat de l’agence en décembre 2011, celle-ci peut en outre acquérir son propre matériel de surveillance et d’intervention dans la limite de son budget. Elle est par ailleurs devenue codirectrice des opérations conjointes et des projets pilotes. Elle peut passer des accords avec les États tiers pour des projets d’assistance technique et l’envoi d’officiers de liaison.
Parallèlement, l’Agence est depuis 2007 très active du côté du secteur privé de la surveillance, devenant de fait un nouveau client et assurant la promotion de la “sécurisation” des contrôles aux frontières au sein du Forum européen de la recherche et de l’innovation en matière de sécurité (Esrif).
Une influence grandissante
Depuis sa création, son rôle et ses liens se renforcent avec d’autres domaines des politiques d’asile, d’immigration et de sécurité de l’Union. Ses analyses de risque gagnent en influence sur les politiques migratoires et d’asile et Frontex dirige désormais le Centre d’information, de réflexion et d’échanges en matière de franchissement des frontières et d’immigration (CIREFI). L’agence devient un partenaire central de nombre d’acteurs comme le Bureau d’appui européen en matière d’asile (Easo) et développe une évaluation conjointe des menaces liées à la grande criminalité organisée aux côtés d’Eurojust et d’Europol, à qui Frontex peut désormais transmettre des données personnelles.
Elle a par ailleurs un rôle accru dans les négociations en matière migratoire avec les pays tiers. Frontex enfin, joue un rôle majeur dans la mise en place du système européen de surveillance Eurosur3. À titre d’exemple de ce rôle de plus en plus important, en 2011, l’UE a donné à l’Agence les moyens d’intervenir pour faire face au “défi” représenté par les arrivées de migrants en provenance de Tunisie et de Libye. Cette intervention exceptionnelle (45 millions d’euros supplémentaires pour le renforcement des patrouilles maritimes et le renvoi de 2059 personnes par charter), a contribué à l’idée que l’Europe était menacée d’une invasion soudaine. Cette menace a ensuite été utilisée par la France pour remettre en question les règles de base de la libre circulation dans l’espace Schengen4.
Responsabilité déléguée?
Parallèlement, l’Agence est depuis 2007 très active du côté du secteur privé de la surveillance, devenant de fait un nouveau client et assurant la promotion de la “sécurisation” des contrôles aux frontières au sein du Forum européen de la recherche et de l’innovation en matière de sécurité (Esrif). Elle utilise les services de compagnies privées pour la surveillance aérienne.
Cette montée en puissance orchestrée et voulue par les institutions européennes renforce l’impression que la responsabilité des contrôles aux frontières a été déléguée à Frontex. Mais, dans la réalité, l’agence est toujours contrôlée par les institutions et les États membres. Lors de la refonte du mandat fin 2011, ceux-ci se sont gardés de clarifier cette répartition des responsabilités, laissant le “monstre juridique” bien intact5. Qui est véritablement responsable de ce qui se passe aux frontières de l’Union en matière de migration? Ce flou renforce les suspicions, parfois totalement avérées, de violation des droits des migrants, par l’agence et/ou par les États membres6.
L’opacité des opérations de Frontex
Les opérations de surveillance et de détection des personnes franchissant irrégulièrement une frontière7, que ce soit aux abords terrestres, aéroportuaires ou maritimes se déroulent dans le cadre soit de projets pilotes ponctuels, soit d’opérations à durée limitée et renouvelables8. Ces dernières impliquent plusieurs États membres. Des opérations d’intervention rapide, anciennement sous l’égide du règlement “Rabit” et depuis décembre 2011 composées d’Équipes de garde-frontières européens (EGFE), peuvent être déployées en cas de crise, comme cela a été le cas en 2010 en Grèce.
85 opérations de retour forcé ont été coordonnées par Frontex depuis sa création: rendre plus efficace l’expulsion et rationaliser les coûts en sont les objectifs principaux.
Les plans opérationnels ne sont pas rendus publics et les responsabilités ne sont donc pas établies alors que de nombreuses zones d’ombre demeurent sur le sort des migrants interceptés. Sont-ils mis en capacité de demander l’asile? Sont-ils placés en détention? Comment sont identifiées et prises en charge les personnes vulnérables? Ont-ils la possibilité d’exercer leurs droits de recours? À quelles autorités sont-ils remis? Sont-ils renvoyés dans des pays où ils risquent pour leur vie ? Aucune réponse à ces questions, pourtant essentielles pour la protection des droits élémentaires des migrants, n’est à l’heure actuelle formellement disponible.
Push backs
Parmi celles-ci demeure la question de la protection contre le non-refoulement, pourtant un principe fondamental du droit international: des cas de refoulement (ou “push back”, voir encadré) sous la coordination de Frontex ont été documentés en 2009 par Human Rights Watch9 et l’Italie a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) pour des faits similaires10. Dans cet arrêt, la CEDH a établi la responsabilité des États en matière de refoulements lorsque ceux-ci prennent place en mer et non à partir du territoire, clarifiant ainsi les responsabilités “extraterritoriales” des États membres en matière de droit d’asile. Cette précision est fondamentale et s’applique à toutes opérations maritimes des États membres sous l’égide de Frontex. Malgré cela, au cours de l’audition d’octobre 2012, le Directeur de Frontex s’est dégagé des responsabilités ultimes en estimant que les migrants sauvés doivent être escortés vers le point d’embarcation le plus sûr11. La Libye est-elle actuellement considérée comme un point d’embarcation sûr? Pour clarifier la situation, des lignes directrices sur la question devront être renégociées par les institutions européennes début 2013.
Les opérations d’interception en mer se confondent souvent avec des opérations de sauvetage des embarcations de migrants. Bien que n’ayant pas de mandat explicite sur la question, Frontex pratique des opérations de sauvetage (23.000 personnes en 2009, 4.000 en 2012, 38% des personnes détectées en 2011 ont également été sauvées et 33% en 2012)12. À nouveau, la répartition des responsabilités durant ces opérations n’est pas claire. Or, dans le contexte dramatique des traversées à très haut risque entrainant des centaines de naufrages et de morts chaque année, la question de la responsabilité est cruciale.
Si le droit de la mer définit des règles en matière de sauvetage, de nombreuses embarcations sont laissées à la dérive et parfois même sont abandonnées par des navires qui pourraient les sauver parce que les responsabilités en cas de sauvetage des migrants sont soi-disant trop contraignantes pour les États, voire menaçantes pour les privés en termes commercial (immobilisation pendant plusieurs jours avec des migrants à bord) ou pénal (délit de solidarité)13. Les témoignages de migrants sur ce thème sont nombreux. Les bâtiments de Frontex sont impliqués dans certaines affaires de naufrage ayant entrainé la mort de dizaines de migrants, sans qu’il soit possible à l’heure actuelle de faire la preuve formelle de la responsabilité de l’agence.
Vols conjoints
Outre la mission de détection, 85 opérations de retour forcé ont été coordonnées par Frontex depuis sa création: rendre plus efficace l’expulsion et rationaliser les coûts en sont les objectifs principaux. Les pays ciblés jusqu’alors sont les pays africains, dont le Nigéria et la Guinée, et les pays des Balkans (Serbie, Kosovo). Un État membre est organisateur – l’Allemagne est un des États membres les plus actifs – et ses partenaires répondent ou non à la proposition. Frontex organise et coordonne le vol. Là encore, de nombreuses interrogations demeurent en ce qui concerne la protection des personnes concernées: quelles sont les conditions des vols, leur durée, la présence de médecins, interprètes, observateurs extérieurs…? En cas de violence, qui est responsable? Frontex ou les États? Quel État? Le cadre réglementaire européen des expulsions (la directive retour, applicable dans ce cadre) ne permet pas de garantir une protection absolue des droits des personnes. Comment garantir par exemple que ces expulsions ne sont pas des expulsions collectives au sens de la Convention européenne des droits de l’Homme (article 4, protocole 4)? Les témoignages sont nombreux de personnes ayant subi des traitements inhumains et dégradants lors d’expulsions forcées, les moyens de coercition entraînant parfois, on le sait, des accidents mortels. Quelques témoignages14 attestent que les expulsions sous l’égide de Frontex ne font pas exception. Qui est alors responsable des violences commises dans ce cadre?
Stratégie “droits fondamentaux”
Pour répondre aux nombreuses critiques des ONG, des organisations internationales et d’autres acteurs sur l’opacité et la dilution des responsabilités de l’agence et les violations des droits humains, l’UE a doté Frontex d’un package “droits fondamentaux”. L’agence a dû adopter une stratégie en matière de droits fondamentaux, largement critiquée par la société civile à l’invitation du médiateur européen qui a ouvert une consultation sur le sujet à l’automne 201215. Elle a mis un an à recruter un “Fondamental Right Officer” dont les fonctions et l’autonomie sont encore floues. Elle a également créé un “Forum consultatif” constitué d’organisations internationales, d’agences de l’UE et de 9 ONG16. Le programme de travail de ce Forum est en cours d’élaboration et il n’est pas certain que ses membres auront effectivement accès aux informations nécessaires et aux leviers suffisants pour suivre, contrôler et empêcher les violations des droits dans la mesure où ce qui fait défaut, la clarification de la répartition des responsabilités, est ailleurs.
Un des derniers domaines dans lequel les activités de l’agence inquiètent est celui de la coopération avec les pays tiers. Depuis 2007, Frontex a passé dix “accords de travail”17 avec des États tiers pour assurer une coopération en matière migratoire. Ces accords sont informels et techniques, et de ce fait ne font pas l’objet d’un passage devant le Parlement européen. Aucun contrôle ne peut donc être exercé sur les relations nouées par Frontex avec les autorités policières de ces pays et rien ne garantit que ceux-ci respectent les droits fondamentaux des migrants dans le cadre de cette coopération. Ces accords constituent un nouvel élément de l’externalisation des politiques migratoires de l’Union.
La répression de l’immigration aux frontières de l’Union européenne est devenue une quasi-machine de guerre voulue et développée par les États membres qui se sont dotés d’un bras opérationnel: Frontex. Les milliards d’euros investis dans la sécurité des frontières dépassent largement les menaces réelles d’invasion de migrants et semblent plutôt répondre à des impératifs économiques. Le développement outrancier de ces moyens et l’opacité et la dilution des responsabilités dans lesquels il s’opère face aux drames humains interpellent la société civile, qui a bien le droit de demander des comptes.
À travers des actions d’investigation, de contentieux, de sensibilisation et d’interpellation politique, cette campagne vise à obtenir la transparence sur les mandats, les responsabilités et les actions de Frontex. Elle vise aussi la suspension des activités de l’agence identifiées comme contraires aux droits humains. Enfin, les associations demandent l’annulation du règlement créant l’agence Frontex, s’il est démontré que le mandat de l’agence est incompatible avec le respect des droits fondamentaux. n
www.frontexit.org