Comment évaluer la gravité d’une maladie et le risque qu’elle fait courir pour la vie d’une personne ou pour son intégrité physique en cas de retour au pays? La question de la gravité de la maladie est étroitement liée à celle de l’accès aux soins dans les pays d’origine. La façon dont l’Office des étrangers évalue ces éléments dans le cadre des procédures 9ter interpelle.
En février 2012, alors que le nombre de demandes 9ter a fortement augmenté en 2011 (dépassant pour la première fois celui des demandes 9bis), une phase de “recevabilité médicale” ou “filtre médical” a été introduite dans la procédure. D’après l’Office des étrangers (OE), l’objectif était de “combattre, en les déclarant irrecevables, les demandes accusant un manque manifeste de gravité”.
On peut comprendre que le législateur ait voulu rappeler le caractère exceptionnel de la régularisation pour raisons médicales et la réserver aux situations médicales graves. Mais le nombre important de demandes 9ter déclarées irrecevables au motif qu’il ne “résulterait pas du dossier médical du demandeur qu’il souffre d’une maladie constituant un risque réel pour sa vie ou son intégrité physique” et qu’un retour dans le pays d’origine ne constituerait pas une violation de l’article 3 de la CEDH nous interpelle.
Avoir une maladie “manifestement” grave
L’article 9ter précise que le certificat médical joint au dossier doit mentionner la maladie, son degré de gravité et le traitement estimé nécessaire. On peut se demander comment est mesurée la gravité d’une maladie et quel est le degré de gravité nécessaire pour justifier une demande de séjour pour raisons médicales. Certaines maladies ne s’expriment pas en degrés, stades ou pourcentages d’invalidité: que doit indiquer le médecin pour signaler à l’OE que son patient est suffisamment gravement atteint d’une maladie et a besoin d’une protection médicale? Doit-il indiquer qu’il risque la mort?
Lorsque certains patients en soins intensifs se voient refuser le séjour pour raisons médicales, on est en droit de se demander quel est le seuil de gravité requis pour que la maladie soit considérée comme “manifestement grave”, c’est-à-dire comme entraînant un risque réel pour la vie ou l’intégrité physique ou un risque de traitement inhumain ou dégradant.
La gravité de la maladie et l’accès aux soins dans le pays d’origine
De nombreuses maladies peuvent être considérées a priori comme “non graves” en Belgique si elles sont correctement prises en charge médicalement. En revanche, en l’absence de soins adéquats dans le pays d’origine, ces maladies considérées ici comme curables, voire bénignes, peuvent entraîner la mort de la personne, voire une atteinte grave à son intégrité physique (handicap). À cet égard, une jurisprudence récente du Conseil du contentieux des étrangers (CCE) rappelle qu’il appartient au médecin de l’OE et non au fonctionnaire en charge du dossier d’évaluer l’accès aux soins dans le pays d’origine. Et d’ajouter que, lors de l’examen du filtre médical, l’OE doit évaluer non seulement le risque d’atteinte à la vie que constitue la maladie, mais également le risque en cas de retour si le traitement sur place n’est pas adéquat1.
Absence de recours effectif et de contre-expertise
On peut regretter que la procédure 9ter telle qu’elle existe actuellement ne laisse pas la place à une contre-expertise médicale. Lorsqu’une décision négative est prise par l’OE sur la question de la gravité de la maladie ou de l’accès aux soins dans le pays d’origine, le seul recours possible contre cette décision est un recours en annulation portant uniquement sur la légalité de la décision2. Dès lors, le CCE ne dispose d’aucun pouvoir d’instruction dans ces dossiers et par exemple ne peut pas demander, en cas d’avis médicaux divergents du médecin traitant et du médecin de l’OE, l’arbitrage d’un expert tiers indépendant. Organiser un recours suspensif de plein contentieux auprès du CCE permettrait d’y remédier.
Évaluation de l’accès aux soins
Le nombre important de décisions négatives prises sur le fond, donc sur la question de l’accès aux soins, est également préoccupant. Ces situations médicales reconnues comme étant graves par les autorités, puisqu’ayant passé le filtre médical, méritent pourtant un examen particulièrement minutieux du fond du dossier, à savoir évaluer la disponibilité et l’accessibilité des soins dans le pays d’origine.
Lorsque certains patients en soins intensifs se voient refuser le séjour pour raisons médicales, on est en droit de se demander quel est le seuil de gravité requis pour que la maladie soit considérée comme “manifestement grave”, c’est-à-dire comme entraînant un risque réel pour la vie ou l’intégrité physique ou un risque de traitement inhumain ou dégradant
En effet, une fois la demande 9ter déclarée recevable, c’est-à-dire une fois que le dossier a été jugé complet et la maladie suffisamment grave pour passer le filtre médical, le médecin de l’OE est chargé de se prononcer sur l’existence et l’accessibilité des soins dans le pays d’origine ou de résidence du demandeur. Mais comment évaluer l’accès aux soins dans des pays ou des régions situés parfois à des milliers de kilomètres de la Belgique3?
L’article 9ter prévoit que l’étranger doit transmettre “tous les renseignements utiles et récents concernant sa maladie et les possibilités et l’accessibilité de traitement adéquat dans son pays d’origine ou dans le pays où il séjourne”. Il prévoit également que l’appréciation du risque, des possibilités de traitement, leur accessibilité, le degré de gravité de la maladie et le traitement estimé nécessaire est effectuée par le médecin de l’OE qui rend un avis à ce sujet.
Concrètement, pour examiner les possibilités et l’accessibilité des soins, l’OE se base sur les informations récoltées en interne depuis l’entrée en vigueur de l’article 9ter en juin 2007, sur les données du Centre de documentation et de recherche (Cedoca) du Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides et sur les informations disponibles dans la base de données MedCOI (Medical Country of Origin Information)4.
Un examen individuel pour chaque demande?
Mais à la lecture de certaines décisions, on peut se demander si l’OE est suffisamment outillé pour réaliser un examen individuel de l’accès aux soins dans le pays de chaque demandeur selon sa pathologie spécifique. Certaines décisions posent problème de par le caractère général des sources utilisées pour justifier de l’accès aux soins dans le pays du demandeur, donnant l’impression que les dossiers sont instruits “à charge» des demandeurs.
Faire référence à des sites internet généraux indiquant la liste des médicaments disponibles dans le pays ainsi que celle des hôpitaux et centres de santé de référence, sans mention des adresses précises, de l’état des stocks de médicaments ou encore du prix de ceux-ci, ne permet pas de garantir l’accès aux soins en cas de retour.
Car la question de la disponibilité et de l’accessibilité des soins dans le pays d’origine doit être examinée sous plusieurs volets (matériel, financier et géographique) et cet examen implique de pouvoir répondre à plusieurs questions qui requièrent un examen individuel extrêmement précis de la situation de santé du demandeur et du dispositif de santé de son pays d’origine.
Ainsi, sur la disponibilité des soins: existe-t-il des hôpitaux ou des centres de santé dans le pays qui dispensent le traitement nécessaire? Les médicaments nécessaires à ce traitement sont-ils disponibles et les stocks sont-ils suffisants aujourd’hui et dans les années à venir au regard du nombre de malades? Y a-t-il des conditions à remplir pour obtenir un traitement, comme de disposer d’une assurance maladie, de payer une caution ou d’être à un certain stade la maladie5? Sur l’accessibilité géographique: les soins sont-ils disponibles dans les grandes villes et dans des zones rurales plus reculées? Et sur l’accessibilité financière: que coûtent le traitement, l’hospitalisation éventuelle et les médicaments? Que représente ce coût par rapport au salaire moyen dans le pays? Existe-t-il dans le pays un système d’assurance-maladie? Qui y a accès et à quelles conditions? Tout le monde a t-il accès aux organismes d’assurance privée et à quel coût?
Des soins accessibles… sur Google
Faire référence à des sites internet généraux indiquant la liste des médicaments disponibles dans le pays ainsi que celle des hôpitaux et centres de santé de référence, sans mention des adresses précises, de l’état des stocks de médicaments ou encore du prix de ceux-ci, ne permet pas de garantir l’accès aux soins en cas de retour. De même, sur la question de l’accessibilité financière des médicaments ou du traitement dans le pays, il ne suffit pas de mentionner, comme c’est le cas dans certaines décisions, que la personne est en âge de travailler ou qu’elle a des membres de sa famille au pays susceptibles de financer ses soins médicaux.
Enfin, ce n’est pas en mentionnant dans les décisions rendues l’existence d’organismes d’assurance privée dans le pays d’origine sans préciser les conditions de souscription (certaines interdisant l’accès aux personnes atteintes de “maladies incurables”) ou encore en indiquant que le pays compte de nombreuses ONG médicales, mais sans mention des conditions ou du public cible des projets mis en œuvre par ces organisations (enfants, orphelins, réfugiés…) que l’on procède à une évaluation sérieuse de l’accès aux soins dans ce pays. Certaines ambassades ou consulats sont parfois interrogés sur l’accessibilité des soins dans leurs pays, ce qui ne constitue pas nécessairement la source d’informations la plus objective sur l’état du système de santé national d’un pays.
Un dossier difficile à constituer
Pour les associations et avocats chargés d’accompagner les personnes dans leur procédure 9ter, la constitution d’un dossier n’est pas une mince affaire, en particulier sur la question de l’accès aux soins. Elle nécessite en effet la fourniture de solides preuves médicales, une actualisation fréquente et une collaboration étroite avec le médecin traitant. La charge de la preuve de la disponibilité et de l’accès aux soins incombe au demandeur et il est extrêmement difficile en pratique de trouver des informations de qualité, objectives et récentes en la matière.
Si plusieurs associations actives dans le secteur de la santé et des migrations tentent de rassembler les sources d’informations disponibles sur l’accès aux soins dans différents pays et mettent à disposition des services et avocats de nombreux outils pratiques, on peut se demander si ceux-ci sont suffisamment outillés et disposent de suffisamment de temps (les avocats étant souvent pro deo) pour pouvoir évaluer efficacement l’opportunité d’introduire une procédure de régularisation médicale et pour constituer un dossier suffisamment solide6.
Disposer d’une information objective, qualitative et récente sur l’accès aux soins dans les pays d’origine est indispensable pour tous les acteurs de la procédure 9ter. Elle doit permettre à l’étranger de savoir s’il pourra se faire soigner correctement dans son pays d’origine et, le cas échéant, envisager un retour. Cette information permettrait aussi à l’avocat ou au service social d’évaluer si une procédure 9ter est opportune dans la situation médicale de leur client. Elle devrait aussi permettre aux autorités belges de protéger les personnes qui risquent leur vie ou de subir des traitements inhumains ou dégradants dans leur pays d’origine en cas de retour. C’est pour cette raison que la mise en œuvre au niveau européen d’une banque de données médicales indépendante comprenant des informations qualitatives, récentes et objectives sur l’accès aux soins dans les pays d’origine apparaît aujourd’hui indispensable7.