La torture et le risque de traitement inhumain et dégradant

Les récents développements dans “l’affaire des Soudanais” expulsés vers leur pays d’origine visent à fausser le débat en le réduisant à la sempiternelle et fictive alternative : si on n’expulse pas, c’est la voie vers l’ouverture des frontières. Mais l’enjeu est ailleurs. Il est terrible et nous concerne tous.

L’enquête commandée au Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (CGRA) sur le sort réservé à ces personnes par les autorités soudanaises n’apportera aucun élément neuf. Le risque de torture est naturellement avéré dans le chef d’un Soudanais qui a fui le régime d’el-Bechir et y est renvoyé par la force. Nul besoin, donc, d’attendre les quelconques résultats d’une quelconque enquête.

Comme l’ont rappelé plusieurs magistrats, la situation particulièrement alarmante en matière de droits humains au Soudan est notoirement connue. L’enquête du CGRA, qui n’a d’ailleurs pas encore débuté, confirmera cette situation déjà établie par de multiples rapports. Et personne ne s’en étonnera, puisque personne n’ignore que le président soudanais fait l’objet de deux mandats d’arrêt de la Cour pénale internationale pour crimes contre l’humanité, crimes de guerre et génocide.

La question n’est donc pas de vérifier si le régime soudanais respecte les droits humains et soumet ses ressortissants à des risques de violations en la matière.

La question n’est pas non plus celle d’un positionnement de gauche ou de droite, ni celle de l’ouverture ou de la fermeture des frontières.

La question, la seule question est la suivante : un risque réel de torture ou de traitement inhumain ou dégradant doit-il empêcher l’expulsion d’un ressortissant étranger vers son pays d’origine ?

Le gouvernement belge ne souhaite pas s’encombrer d’une analyse démocratique des régimes vers lesquels il renvoie les étrangers jugés indésirables. D’autres États européens font de même, sans être condamnés. Pourquoi la Belgique agirait-elle autrement…?

Cyniquement, certains demandent à quoi rimerait une politique migratoire si on ne peut expulser une personne vers un pays où la situation est pire qu’ici et où potentiellement, il existe un risque de maltraitance… Et d’agiter l’épouvantail de l’ouverture des frontières en guise d’argument. S’agissant du Soudan, ce cynisme est obscène.

Au-delà des droits, des positionnements politiques, ou des éthiques personnelles il faut urgemment rappeler l’Histoire et les valeurs qui sont aujourd’hui remises en cause.

Le risque de torture ou de traitement inhumain dont il est question n’est pas qu’une incantation. Il s’agit des termes mêmes de la Convention européenne des droits de l’Homme, dont l’article 3 précise que “nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants”. Cet article 3, rappelons-le, a un caractère absolu : il ne prévoit aucune exception et on ne peut y déroger pour aucune raison ! La notion de “risque” de torture ou de traitement inhumain est aussi consacrée par la Convention de Genève de 1951, qui édicte qu’est réfugiée “toute personne craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques (…) “.

La situation actuelle impose de rappeler que la Convention de Genève de 1951 est l’héritage de la Seconde Guerre mondiale. L’effroi provoqué par la Shoah et les millions de victimes du régime nazi ont conduit les États à se rallier autour de valeurs communes, telles que l’asile et la nécessaire protection des réfugiés, alors vus comme des personnes fuyant un risque de persécution.

La géopolitique d’alors n’est plus. Plus de 60 ans après, l’accueil des réfugiés a certes évolué. Mais le débat actuel sur la scène politique belge fait craindre qu’un cap funeste ne soit franchi : celui de ne plus tenir compte d’un risque de torture. La Belgique veut-elle, dès lors, se retirer de la Convention européenne des droits de l’Homme ou de la Convention de Genève ? Car c’est de cela qu’il s’agit.

Considérer qu’un risque de torture ne devrait pas conduire à suspendre une expulsion revient à remettre en question des acquis de la période de l’après-guerre, et à s’inscrire dans une ère nouvelle. Celle de la protection éventuelle des réfugiés en fonction des besoins du marché, par exemple… Si elle pousse la logique jusqu’au bout, la Belgique peut décider de se démarquer et annoncer que “l’affaire des Soudanais” la conduit à réformer le droit d’asile construit au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

Certains États européens, qui considèrent déjà ne pas être tenus à des obligations internationales en matière d’asile ou de respect des droits humains, seraient probablement preneurs. Des États non européens seraient également de la partie. Le Soudan d’Omar el-Bechir, sans aucun doute.

C’est un choix. Il faut prendre conscience que le gouvernement Michel nous entraîne vers ce choix, toutes et tous.

C’est un choix dangereux. Nous le refusons. Nous n’accepterons pas de voir piétinées des valeurs fondamentales sur lesquelles nos sociétés démocratiques se sont (re)construites.

Carte blanche publiée sur le site du Vif/L’Express le 12 janvier 2018.

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